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Le bulletin mensuel du Laboratoire européen d'Anticipation Politique (LEAP) - 15 Août 2014
L'Extrait public

Le mois dernier, notre équipe a anticipé le fait que la crise ukrainienne fournissait les conditions d’un sursaut [1]. Faute de place et parce que ce sursaut est beaucoup plus évident dans le reste du monde, nous avons tenté de repérer les prémisses de ce sursaut du côté européen uniquement. Mais ce mois-ci, nous allons nous pencher d’avantage sur les conséquences de la phénoménale accélération de toutes les tendances structurantes du « monde d’après [2] » pourtant à l’œuvre depuis longtemps.

Au terme de près de 6 ans de blocage de l’évolution normale de la transition systémique, blocage provoqué par une inondation de dollars ayant abouti à un regain artificiel d’addiction planétaire à la monnaie américaine, l’histoire reprend son cours.

C’est que durant ces 6 années, il ne s’est pas rien passé. D’une part, les États-Unis ont échoué à relancer leur économie (processus désormais rendu visible par le -1% de croissance américaine publié à la fin du mois de mai[3]) et la situation réelle pour les Américains n’a fait que s’aggraver (endettement privé[4], retraites[5], villes [6],…) ; et, d’autre part, les pays émergents ont utilisé – et contribué à créer – cette « pause » pour se préparer aux étapes ultimes et inévitablement douloureuses du parachèvement de la crise dont nous nous approchons désormais.

La crise ukrainienne et l’agression caractérisée contre les intérêts légitimes de l’un des principaux acteurs du monde multipolaire émergent, la Russie, ainsi que la tentative d’annexion de l’Europe par les États-Unis[7], ont sifflé la fin de la partie. Le monde entier a ainsi compris que les États-Unis étaient à bout de souffle, qu’ils étaient désormais dangereux et qu’il devenait urgent de passer à autre chose.

D’ailleurs, certains n’avaient plus d’autre choix, à commencer par les Russes qui se voient obligés [8] à poser les fondations d’une vaste reconfiguration géopolitique mondiale en signant le fameux accord gazier avec la Chine[9], cette nouvelle route de l’énergie qui change tout, nous allons y revenir.

Nous allons examiner les ressorts et les caractéristiques de cette grande reconfiguration sur trois régions notamment : Asie, Moyen-Orient et Europe, et proposerons pour finir des pistes de réflexion sur la nécessité qu’il y a à penser les relations inter-régionales de demain.

Plan de l’article complet :
1. VERS UN RECENTRAGE RÉGIONAL
2. ASIE – CE QUE CHANGE L’ACCORD GAZIER RUSSO-CHINOIS
3. MOYEN-ORIENT – CE QUE CHANGE LA VICTOIRE D’ASSAD EN SYRIE
4. ÉTATS-UNIS – CE QUE CHANGE LA YUANISATION DES ÉCHANGES MONDIAUX
5. EUROPE – CE QUE CHANGE L’AFFAIBLISSEMENT DES GRANDS PAYS (FRANCE, ROYAUME-UNI)
6. INTÉGRATIONS RÉGIONALES – ÉVOLUTION MÉTHODOLOGIQUE
7. LE LIBRE-ÉCHANGE EN QUESTION – REPENSER LES RELATIONS TRANS-RÉGIONALES
8. CONCLUSION
Nous présentons dans ce communiqué public la partie 2.

[…]
ASIE – CE QUE CHANGE L’ACCORD GAZIER RUSSO-CHINOIS

Mais pour le moment regardons d’un peu plus près les conséquences de l’accord gazier russo-chinois.

Rouge : gazoduc principal en construction. Bleu et pointillés verts : pourraient venir en plus. Trait vert : gazoduc existant. Source : Gazprom/RT.

Rouge : gazoduc principal en construction. Bleu et pointillés verts : pourraient venir en plus. Trait vert : gazoduc existant. Source : Gazprom/RT.

Tout d’abord, cet accord qui prévoit la mise en route du gazoduc dès 2018 rend extrêmement concurrentiel le gaz russe dans toute l’Asie qui dépendait jusqu’alors d’approvisionnements de gaz liquide par containers maritimes (LNG), dont les coûts de transport tirent les prix vers le haut. Il n’est guère étonnant dès lors que le Japon passe outre ses réticences diplomatiques et se rapproche des Russes et des Chinois dans l’espoir d’obtenir d’eux une petite extension du pipeline vers son archipel[14]. Depuis Fukushima et l’arrêt de toutes ses centrales nucléaires, le Japon voit sa balance commerciale plonger dans le rouge en raison des importations énergétiques. Un gaz moins cher serait évidemment le bienvenu[15].

Pour toute l’Asie, l’arrivée d’une ligne directe russo-chinoise de gaz permet de renégocier à la baisse les prix avec les autres fournisseurs (Canada, Qatar). Mais les prix du gaz brut étant indexés sur ceux du pétrole, les deux seules possibilités de dégager des marges de manœuvre consistent à baisser les coûts de transport ou à acheminer du gaz non conventionnel (de schiste). Sur le premier point, les réductions à réaliser ne suffiront probablement pas à passer sous les prix du gaz russe sans mettre tout le secteur en crise[16] ; quant au second point, d’une part, le mirage des gaz de schiste commence à se dissiper[17] et, d’autre part, il n’est exportable que dans le cadre d’un partenariat de libre-échange [18].

Ces deux derniers points expliquent l’hyperactivité constatée en Colombie britannique depuis quelque temps : accélération de l’activité de forage schisteux et programmation de 10 terminaux LNG[19], sachant que le Canada négocie depuis mars 2012 un accord de libre-échange avec le Japon[20] qui a semblé sur le point de se conclure en mars dernier, dans la foulée de celui qui venait d’être signé avec la Corée du Sud (comme par hasard) [21]. Mais de facto, de même que le Japon traine des pieds à signer le TPP avec les Américains[22], des grains de sables semblent s’être glissés dans les rouages de la négociation canado-japonaise. Le fait est que, malgré tous les efforts des Canadiens pour doubler le gazoduc russo-chinois, le plus rapide des pétroliers (Petronas) ne sera pas prêt à approvisionner le Japon avant 2019, soit un an après les Russes.

Différence entre les prix du gaz japonais et américain, 2003-2013. Source : GLG

Différence entre les prix du gaz japonais et américain, 2003-2013. Source : GLG

Une autre conséquence sera le rapprochement stratégique du Canada avec la Chine dont les besoins gigantesques en énergie laissent de la place à d’autres fournisseurs sur la base de tarifs compétitifs. Car, dans tous les cas, la Chine et les émergents viennent de gagner une bataille importante dans la guerre des prix du gaz. Les tarifs pratiqués pour l’Europe et les États-Unis n’avaient aucune commune mesure avec ceux pratiqués pour les émergents (par exemple le Qatar vend son LNG à 3 dollars aux Américains et à 12 dollars aux Indiens[23]). En réalité, les émergents payaient probablement l’énergie des Occidentaux et la pression qu’ils peuvent maintenant exercer sur ces fournisseurs est une mauvaise nouvelle pour les prix de l’énergie en Occident.

L’accord gazier russo-chinois sert, on le voit, une logique de recentrage régional. Le différend sino-japonais trouve un terrain de résolution grâce à la mise en place de cette manne bon marché, irrésistible pour tous les acteurs de la région. Le gazoduc sert donc actuellement l’intégration régionale d’une grande Asie, resserrée autour de trois pôles majeurs : Russie, Inde, Chine, dont la combinaison à somme positive laissait les experts dubitatifs il y a encore un an.

L’Inde, par sa réaction à l’arrestation et la fouille au corps d’une diplomate indienne à Washington par les autorités américaines [24], avait déjà marqué son émancipation de la tutelle américaine et occidentale. Et l’élection de Narendra Modi à la tête du pays vient sceller la fin de l’ère de l’Inde anglo-saxone et le pays entre résolument dans l’ère asiatique [25]. La principale caractéristique de la politique étrangère de Modi consiste à mettre l’Inde sur un pied d’égalité avec les autres grandes puissances que sont la Chine, la Russie et les États-Unis et à transformer l’Indre en puissance régionale[26]. Il est vrai qu’avec 1,3 milliard d’habitants et une croissance de près de 5%, l’Inde est légitime à vouloir compter dans le concert des grandes puissances. En matière énergétique, ses besoins actuels (troisième pays importateur de pétrole après les États-Unis et la Chine) et anticipés sont énormes et la priorité de Modi est l’indépendance à laquelle il vise dans le cadre de lourds investissements dans le domaine solaire[27]. Néanmoins le gazoduc russe l’intéresse bien sûr aussi et la Russie prépare donc actuellement un accord avec l’Inde pour la livraison de son gaz en route vers la Chine [28]. En outre, les bonnes relations entretenues par Modi et Abe en raison de leur proximité idéologique (nationaliste) constituent un nouvel aiguillon susceptible de rapprocher le Japon des dynamiques asiatiques.

Comme on le voit dans l’article cité à la précédente note de bas de page, la Corée du Sud et le Japon sont les prochains sur la liste des accords gaziers de la Russie, deux pays qui ne sont pas neutres dans la logique stratégique du « pivot asiatique » américain [29], pivots qui risquent de perdre beaucoup de leur motivation à s’opposer à la Chine dans le cadre d’un tel resserrement des liens trans-asiatiques autour de la manne gazière russe.

Côté Corée du Sud, la tactique est habile. Ce n’est pas sur le gazoduc dit « Route de la Soie » (passant par l’Inde et la Chine) qu’elle se raccorderait mais sur une route passant par la Corée du Nord au départ des champs offshore russes au large des îles Sakhalin. Combiné avec le projet de voie ferroviaire suivant un tracé similaire, cela permettra de désenclaver la Corée du Nord et de poser les bases d’une réunification des deux Corées par le Nord et non par le Sud, suivant donc une logique asiatique plutôt qu’occidentale.

Dans cette nouvelle configuration, les derniers pions de la stratégie du pivot asiatique des américain, tels que Philippines ou Vietnam, ne tarderont pas à se rallier à ce resserrement, finalement de bon aloi, d’une grande région asiatique multipolaire, et donc garante d’indépendance (en tous cas plus que sous tutelle US) pour ses petits et moyens membres qui auront tout intérêt à poursuivre leurs alliances sub-régionales pour s’assurer plus avant de la préservation de leurs souveraineté au sein de cette super entité qui reste à organiser.

Concernant le Vietnam, il semble se retrouver actuellement du côté « pro-occidental » de la ligne de fracture que la stratégie du pivot US tente d’établir entre pays asiatiques pro-occidentaux et pro-chinois, en raison d’un conflit maritime autour des îles Paracels[30]. Il est certain que tous ces conflits de territorialité maritime [31] doivent faire l’objet d’une résolution ; mais celle-ci, pour être pérenne, devra se faire dans une logique régionale. En attendant, on ne nous enlèvera pas de l’idée que le principal souvenir qu’ont les Vietnamiens des Américains, c’est un flot de napalm. A l’inverse de cela, il est intéressant de noter que les ambassadeurs vietnamiens auprès de l’UE et de la Belgique sont russophones ! Et, sur le plan culturel, les vietnamiens sont tout de même plus proches des Chinois que des Américains… Frères ennemis bien sûr, mais combien de temps dès lors que la Chine se comporte en puissance régionale pacifique et économiquement attirante ?

Quant aux Philippines, on a appris récemment qu’elles signaient un accord de protection militaire avec les Américains [32]. À y regarder de plus près, elles n’autorisent en réalité à aucune base militaire étrangère de se réinstaller sur leur territoire car c’est tout simplement anticonstitutionnel [33]. Les Américains auront donc uniquement la possibilité d’utiliser les bases philippines en cas d’agression du pays, et à des fins de formation du personnel militaire philippin, et en tous cas, toujours à la demande expresse du gouvernement[34]. Par ailleurs, les Américains ont obtenu ce maigre avantage en échange de contribuer à mettre fin à la rébellion des Moros. Renforcement militaire philippin, stabilisation du pays… et si c’étaient les Philippins qui utilisaient les Américains et non le contraire ?

Trois giga-puissances au cœur d’une Grande Asie, deux puissances pro-occidentales qui rentrent dans le rang et des Petits et Moyens pays asiatiques qui s’organisent en sub-régions, le tout abreuvé à la mamelle gazière russe… l’intégration de l’Asie est désormais lancée à pleine vitesse.


[1] GEAB N°85 du 15 mars 2014.
[2] En référence à l’expression introduite par Franck Biancheri dans son livre « Crise mondiale : En route vers le monde d’après », Éditions Anticipolis, 2009.
[3] Source : Wall Street Journal, 29/05/2014.
[4] Source : CNBC, 05/06/2014.
[5] Source : Centre Daily, 14/06/2014.
[6] Source : Reuters, 05/06/2014.
[7] Voir nos analyses publiées dans les 3 derniers numéros du GEAB (N°83, 84, 85).
[8] Bien sûr, ils sont probablement gagnants dans cette évolution ; néanmoins, c’est l’escalade de tensions avec l’Occident qui les a amenés à conclure un accord qui était en cours de négociation depuis longtemps, en acceptant les conditions tarifaires imposées par les Chinois.
[9] Source : New York Times, 21/05/2014.
[…]
[14] Source : Reuters, 07/06/2014.
[15] Source : Financial Post, 21/05/2014.
[16] Source : The Australian, 11/06/2014.
[17] Source : The Guardian , 22/05/2014.
[18] [18] Source : Office of Fossil Energy . Par ailleurs, nous soumettons au jugement de nos lecteurs cette stratégie TTIP de l’industrie du fracking. C’est éclairant. Source : Natural Gas Europe, 25/07/2013.
[19] Source : Yahoo Finance, 12/06/2014.
[20] Source : Prime Minister of Canada, 25/03/2014.
[21] Source : MaPresse, 12/03/2014.
[22] Source : Japan Times, 22/04/2014.
[23] Source : DNAIndia, 03/06/2014.
[24] Source : CNN, 10/01/2014.
[25] Sources : One India, 29/05/2014 ; The Hindu, 01/06/2014.
[26] Source : Huffington Post, 30/05/2014.
[27] Source : Business Green , 22/05/2014.
[28] Source : IBTimes, 19/05/2014.
[29] Source : Wikipedia.
[30] Source : The Free Press, 06/06/2014.
[31] Japon, Corée, Vietnam…
[32] Source : FoxNews , 27/04/2014.
[33] Les Philippins ont réussi à se débarrasser de la présence militaire US dès l’effondrement de l’empire soviétique, ce n’est pas pour en réimplanter maintenant, en dehors de toute menace sérieuse. Et l’Europe devrait se demander comment un petit pays asiatique comme les Philippines a réussi quelque chose qu’elle n’est pas arrivée à faire : récupérer le contrôle militaire de son territoire…
[34] Source : Rappler, 10/05/2014.

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Au sommaire

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