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Le bulletin mensuel du Laboratoire européen d'Anticipation Politique (LEAP) - 15 Sep 2015
L'Extrait public

Lorsque LEAP a lancé le GEAB en janvier 2006 avec pour objet la description d’une « crise systémique globale » en gestation, l’une de ses intentions était de contribuer à faire prendre conscience aux Européens de la faiblesse des États-Unis et de l’opportunité qui existait alors de finaliser le processus d’indépendance du continent.

Cet objectif n’était pas seulement motivé par un intérêt purement européen. Il se fondait sur une prédiction forte que nous avons souvent répétée dans ces pages : la transition du monde occidentalo-centré vers le monde multipolaire se passerait très mal si l’Europe ne parvenait pas à se dégager du camp occidental dans lequel l’« Amérique dure » l’enfermait. En effet, associée à l’Europe, cette Amérique n’avait plus de raison de se remettre en question et pouvait mettre en place une pure stratégie de puissance pour tenter de conserver son leadership global.

Sommaire de ce numéro :

Perspectives
. 2016 : l’année de l’Inde… et dernière chance pour une transition systémique globale organisée
. Divorce Chine-Occident — La Chine sort du système « international » occidentalo-centré
Telescope :
. Immigration : la troisième vague scélérate brise le « navire UE tel qu’on l’a connu »
Focus :
. Grèce : une bataille « gagnée », mais pas la guerre
Investissements, tendances et recommandations
. Entreprises : la bourse ou la vie ?
. Particuliers : du solide, du dur, du concret !
. Marchés financiers : Le coeur du système s’effondre

Notre équipe a choisi de rendre publique la partie Perspectives intitulée : « 2016 : l’année de l’Inde… et dernière chance pour une transition systémique globale organisée»


Prise de judo nord-américaine contre l’Europe

Nous avons ainsi entrepris de repérer et d’analyser tous les indicateurs des tentatives de prise d’indépendance de l’Europe depuis bientôt dix ans. Malheureusement, malgré certaines nobles et réelles tentatives, l’Europe n’a pas suffisamment saisi l’opportunité de la demi-décennie 2008-2013 (en particulier, le choix d’un président noir à la tête des États-Unis l’a endormie).

Les États-Unis affaiblis avaient besoin de la force de l’Europe pour maintenir leur suprématie ; le contrôle de cette force était à prendre puisque l’UE avait « omis » de faire ce qu’il fallait pour ancrer sa légitimité politique ; et puisque la place était déjà bien occupée, l’« insouciance » européenne ferait le reste. En 2014, l’Amérique a fait une véritable prise de judo à l’Europe, retournant la force européenne contre elle-même et bloquant notre continent.

Depuis la crise ukrainienne, en effet, et malgré le relatif « gel » de la situation lié aux accords euro-russes de Minsk, les mauvaises nouvelles s’amoncellent sur l’Europe : non-règlement de la crise grecque, élections catastrophiques en Pologne[1], déploiement de troupes étasuniennes en divers points du continent, blocage du taux de l’euro à quasi-parité avec le dollar[2], vagues perturbatrices d’immigration, maintien des forces politiques anti-changement à la tête d’un Royaume-Uni en pleine dislocation, incapacité européenne à mettre en place les mesures imposées par la gigantesque crise, acquisitions agressives des fleurons de l’économie européenne par des entreprises américaines[3], etc. Plus le monde se dégage des États-Unis, plus la main de ceux-ci se resserre autour du cou européen.

L’Europe se retrouve ainsi entraînée dans la stratégie folle de l’Amérique dure : l’attaque de tous les pôles du monde multipolaire… dont l’Europe, bien sûr, qui en était potentiellement emblématique. La Russie éliminée du jeu international grâce à l’Ukraine ; la Chine éliminée du système monétaire et financier international grâce au rejet par le FMI d’intégrer le yuan aux DTS[4] ; le Brésil rabaissé au rang des emprunteurs spéculatifs par les agences nord-américaines de notation[5]

Bien entendu, la crise elle-même fragilise « naturellement » tout ce monde, mais les actes malveillants sont tellement visibles désormais qu’on ne peut les ignorer sans sombrer dans la naïveté : le monde va suffisamment mal pour que les actes d’intransigeance et de non-coopération ne puissent pas être interprétés autrement que comme le fruit d’une volonté délibérée que les choses aillent encore plus mal… pour tout ce qui n’est pas américain. Comme nous l’avons lourdement fait remarquer pendant tout le premier semestre 2015, les solutions et coopérations à établir autour de la crise sont désormais suffisamment évidentes pour que les actions consistant à s’en détourner ne puissent être autre chose que malveillantes.

L’Inde au secours du monde : convergence de caractéristiques

Cela dit, nous voyons encore une dernière chance pour le monde de se maintenir sur le chemin d’une transition organisée non destructrice. Et cette chance, c’est l’Inde.

Nous estimons en effet que l’Inde devrait profiter d’une fenêtre d’opportunité en 2016 qui lui permettrait de contribuer à catalyser positivement la transition vers le monde multipolaire. L’argument central est le suivant : l’Inde va réunir en 2016 des caractéristiques qui devraient lui permettre de s’articuler aux deux autres « grands » des BRICS – la Russie et la Chine – et rendre la bascule vers le monde multipolaire irrésistible aux yeux de l’Occident, au premier rang duquel l’Europe.

figure 1

Figure 1 – Pyramides des âges estimées pour l’Inde et la Chine en 2040. Source : Guruprasad.

Ces caractéristiques sont les suivantes :

. Démographie : il est communément admis que l’Inde dépassera la Chine en taille de population d’ici 2030, peut-être même avant[6]. Par effet anticipatif, l’Inde est donc mise à niveau sur un point non négligeable (la taille démographique) avec le numéro 1 mondial dans ce domaine. Cette simple donnée est en mesure d’aider l’Occident à mieux comprendre cette notion de monde multipolaire qu’il semble actuellement être incapable d’imaginer, préférant focaliser sur la perspective d’un remplacement du leadership américain par un leadership chinois… moins familier ;

. Jeunesse et dynamisme : contrairement à ses deux voisins est et ouest, l’Inde affiche l’énergie de la jeunesse de sa société[7], une jeunesse dynamique et innovante qui attire nécessairement la sympathie, un tissu social optimiste et visiblement porteur d’avenir irrésistible pour les acteurs économiques mondiaux ;

. Société de consommation : là où ce n’est encore qu’un objectif pour la Chine, l’Inde est déjà sur un modèle économique orienté sur la consommation intérieure[8] et l’émergence d’une classe moyenne déjà bien représentée. C’est là un atout fort de stabilité et la garantie d’une plus grande indépendance pour le pays.

. Connexion au monde : la société indienne, par le biais notamment de sa vaste diaspora mondiale[9], mais aussi en raison de son expertise en matière de nouvelles technologies[10], est très bien connectée au monde, un monde qu’elle comprend d’autant mieux que sa profonde diversité domestique ne lui fait pas voir le reste de la planète comme quelque chose de bien complexe. C’est là encore une forte différence avec la Chine notamment, et dans une moindre mesure la Russie, deux pays qui sortent depuis relativement peu de l’enfermement que l’on sait ;

. Économie de services : si la richesse de la Russie la fait dépendre des marchés internationaux ultra-conflictuels de l’énergie et des matières premières, et si la puissance industrielle chinoise dépend encore fortement de sa capacité à exporter vers les grands marchés extérieurs de consommation, l’Inde complète bien le triptyque par son économie de services[11], plus souple et moderne, et surtout moins dépendante de l’extérieur ;

figure 2

Figure 2 – Parts des services, de l’industrie et de l’agriculture dans l’économie indienne, 1951-2013. Source : Wikipédia.

. Diversité religieuse : dans ce monde multipolaire qui doit réinventer la place de la religion dans les sociétés comme l’anticipait Malraux[12], la diversité religieuse de l’Inde fait de ce pays un précieux atout dans la résolution des immenses tensions dans ce domaine. La grande question de la place de l’Islam dans le monde du xxie siècle peut trouver une source de compréhension et de résolution dans le modèle de tolérance religieuse indien[13] ;

figure 3

Figure 3 – Parts des religions en Inde : hindouisme, islam, christianisme, sikhisme, autres. Source : Wikipédia.

. Démocratie : l’Inde bénéficie d’une bonne image selon les critères occidentaux en matière démocratique. Souvent appelée « la plus grande démocratie du monde » (par la taille) par les Occidentaux eux-mêmes[14], les imperfections du système politique indien sont facilement excusées compte tenu de la difficulté de l’exercice démocratique dans un pays aussi complexe ;

. Leadership fort : la victoire « raz de marée » de Narendra Modi l’an passé[15] gratifie l’Inde d’un leadership très fort qui lui permet de prendre des décisions importantes et vecteurs des changements nécessaires pour le pays et au-delà. Modi dispose d’un vrai pouvoir-faire, peut-être plus que quiconque sur la planète aujourd’hui.

. Indépendance : plusieurs caractéristiques précédentes ont montré que l’Inde dispose d’un bon potentiel d’indépendance. Le nationalisme affiché de Modi est une garantie de plus que son pouvoir-faire sera bien mis au service de l’intérêt de son pays, intérêt qui ne peut exister sans équilibrage entre les puissances étrangères. On constate en effet que Modi maintient de bonnes relations avec les États-Unis (application de l’accord de partenariat avec l’armée US[16]) tout en affirmant qu’il se doit d’améliorer celles avec la Chine[17] (« on ne choisit pas ses voisins »)…

. Image positive internationale : l’absence de passé communiste, l’histoire des terribles souffrances du pays sous colonisation britannique, le caractère héroïque d’un processus pacifique d’indépendance, le souvenir du grand leader politique Gandhi… et même l’image encore « tiers-monde » du pays sont autant d’éléments qui rendent difficile tout travail de sape de l’image du pays à l’étranger, en particulier en Europe.

. Présidence BRICS : enfin, et ce n’est pas un détail, l’Inde présidera les BRICS en 2016[18], ce qui va faire de la coopération avec la Russie et la Chine, notamment, une priorité d’État et créer les conditions d’un rapprochement encore accru. L’exceptionnel activisme de Modi à l’international[19] ne risque pas de diminuer avec la responsabilité d’un agenda de nature globale liée à cette présidence BRICS.

Cette liste de caractéristiques converge donc en une indication de rôle international renforcé pour l’Inde en 2016, avec pour potentiel fort de bâtir sur l’image positive de l’Inde une image positive pour les BRICS et donc pour le monde multipolaire, et emporter toutes les réticences associées à cette évolution aux yeux de l’Occident.

Cela dit, notre équipe préfère ne formuler aucune anticipation sur le résultat final lié à ce potentiel. Au lieu de cela, nous anticipons qu’en raison de ces potentialités, l’Inde va connaître des difficultés imprévues dans les prochains mois, voire semaines.

Les acteurs ou appareils programmés pour empêcher cette transition font certainement la même analyse que nous et entreprennent sans doute déjà d’affaiblir l’Inde. Et en effet, à y regarder de plus près, les problèmes qui ont étonnamment épargné Modi depuis le début de son mandat commencent à apparaître. Nous citerons deux exemples :

. l’étrange révolte des Patels[20], une caste de classe moyenne qui attaque violemment la politique de Modi depuis quelques semaines, et qui a pour caractéristique d’être la caste la plus représentée aux États-Unis[21] ;

. cet article qui commence à donner le ton sur les attaques dont Modi fera l’objet dans les prochains mois : L’Inde en route vers une dictature constitutionnelle. Le fait est que notre équipe s’est étonnée que les « casseroles » du nouveau premier ministre indien en matière de gestion de conflits ethniques[22] ne soient pas encore sorties. Chaque chose en son temps…

Nous anticipons donc que la présidence indienne des BRICS va se passer dans un contexte de très grandes tensions politiques autour de l’Inde qui pourraient réduire à néant la belle convergence d’atouts transitionnels présentés par l’Inde en 2016.

Si l’Inde est poussée à échouer sur ce point, les perspectives seront alors irrémédiablement sombres concernant la voie de transition que devra emprunter le monde et qui correspondra alors à la seconde des deux chroniques du futur proposées par Franck Biancheri en 2010 dans son livre Crise mondiale : En route pour le monde d’après, soit un « crépuscule tragique »… Pour lire la suite, inscrivez-vous au GEAB

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Notes :

[1] Le résultat « inattendu » de la dernière élection polonaise en faveur du très anti-européen et pro-Otan Duda, déjà commenté dans le précédent numéro de GEAB.

[2] Depuis plusieurs mois, l’euro ne parvient plus à passer les 1,12 par rapport au dollar, et ce quelles que soient les nouvelles : bonnes annonces sur l’économie, vente de dollars par la Chine, etc.

[3] Par exemple, les révélations récentes concernant les dessous du rachat d’Alstom par GE (qui viennent d’ailleurs confirmer toutes les analyses de GEAB à ce sujet). Source : France Inter, 10/09/2015.

[4] Source : Wall Street Journal, 19/08/2015.

[5] Source : The Guardian, 10/09/2015.

[6] Source : Deutsche Welle, 04/09/2015.

[7] Source : Economic Times of India, 18/11/2014.

[8] Source : Economic Times of India, 24/08/2015.

[9] Source : Indian Diaspora.

[10] Source : Economic Times of India, 28/07/2014.

[11] Source : IBEF, août 2015.

[12] Il semblerait que Malraux n’ait en réalité jamais prononcé sa fameuse phrase : « Le xxie siècle sera religieux ou ne sera pas », mais plutôt celle-ci, plus explicite et visionnaire : « Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux. » Source : Wikipedia.

[13] Notre équipe est tombée par hasard sur cette vidéo qui en dit long sur le potentiel de l’Inde en matière d’intégration positive du fait religieux et de sa diversité dans la société.

[14] Par exemple, sur le site du Parlement européen. Source : Parlement européen.

[15] Source : The Telegraph, 16/05/2014.

[16] Source : Reuters, 14/07/2015.

[17] Source : Quartz, 15/05/2015.

[18] Source : lainfo, 09/07/2015.

[19] Source : Wikipedia.

[20] Source : New York Times, 07/09/2015.

[21] Voir le « phénomène des Motels Patel ». Source : Wikipedia.

[22] Source : New York Times, 19/08/2015.

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