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Fin du règne du dollar : penser l’impensable

Valentin B Kremer credit

Un changement de paradigme monétaire international pointe indéniablement son nez. Serons-nous seulement capables de le penser ?

Cette réflexion est tirée du dernier GEAB Café en date, conversations ouvertes qui réunissent tous les mois les membres de la rédaction du GEAB et les abonnés. La problématique posée « Croissance ou dollar : l’Amérique va-t-elle devoir choisir ? » nous a laissé avec plus de questions que de réponses, et une certitude : plus que jamais aujourd’hui, il est nécessaire de penser l’impensable.

Nous le répétons régulièrement et nos lecteurs assidus le savent, notre publication a été fondée sur l’observation de la chute du « mur de Washington » comme suite logique de celle du « mur de Berlin » ayant marqué la fin de l’empire soviétique. Si l’ « empire américain » est sorti victorieux de cette confrontation, cela ne veut pas dire qu’il est éternel. Ce qui nous a poussé, dès notre premier numéro paru en janvier 2006, à nous interroger : quel sera le mur de Washington et quand tombera-t-il ? Notre analyse nous a amené à considérer le dollar comme étant le mur de Washington, l’atout principal de la puissance internationale américaine. Nous n’avons eu de cesse depuis, d’observer/anticiper chaque nouvelle fissure de l’édifice monétaire, dont tout effondrement trop brutal signerait une catastrophe mondiale.

Cet exercice, nous le pratiquons quotidiennement dans le cadre de l’élaboration de notre bulletin mensuel, depuis maintenant plus de quinze ans. Et pourtant, la monnaie américaine résiste toujours. Après avoir écrit que la crise des subprimes porterait le coup de grâce au billet vert, nous avons pris un peu distance avec cette analyse les années suivantes. Les récents événements qui découlent de la crise Covid19 nous pousse irrésistiblement à y revenir, avec toute l’humilité de celui qui s’est trompé par le passé (que ceux qui n’ont jamais écrit que des vérités à l’exactitude irréprochable nous jettent la première pierre).

Les faits les plus récents, les tendances actuelles, les rapports de force à l’œuvre chaque jour nous rapprochent résolument, anticipons-nous, d’un changement de paradigme du système monétaire international qui entraînera une diminution de l’influence du dollar sur la scène monétaire, et donc géopolitique, internationale.

En guise de signal faible de cette tendance, la Fed abrite ces temps-ci des querelles internes sans précédent (« affaires » autour de gouverneurs, questionnement de la reconduction de Powell, et…) dans un contexte houleux : ses dirigeants ne savent pas exactement comment sortir de la spirale des QE alors que l’inflation est bel et bien de retour ; la relation américano saoudienne, fondation du pétrodollar, est ouvertement questionnée ; les cryptomonnaies s’installent chaque jour un peu plus dans le paysage financier ; chaque banque centrale de stature internationale travaille sur un projet de monnaie digitale, …

Et maintenant quoi ? Un effondrement brutal du dollar, ou « simplement » de son rôle international est-il plausible ? Les querelles au sein de la Fed ou les projets de nouvelles formes de monnaies – y compris au sein de l’establishement financier US désormais – ne prouvent-ils pas que les acteurs influents préparent déjà la suite ? A quoi pourrait bien ressembler une « sortie ordonnée » du système dollar ? Les économies mondiales n’ayant jamais été autant imbriquées, qui pourrait trouver un intérêt à une rupture nette ? Les réserves en dollar des banques centrales n’ayant apparemment pas diminué, les monnaies digitales de banque centrale n’étant pas prêtes avant plusieurs années (à l’exception du e-yuan), comment la situation évoluera-t-elle entre temps ? Les économies mondiales peuvent réellement fonctionner sur la base d’une utilisation quotidienne des cryptomonnaies existantes ?

C’est là que la nécessité de penser l’impensable, formulée dans notre méthode d’anticipation politique, intervient. La tendance à penser que les choses qui sont là vont durer, à laquelle nous sommes tous naturellement enclins, est un « obstacle » à la pensée de l’avenir. Concernant le sujet qui nous intéresse, la puissance américaine repose depuis le milieu du XXe siècle sur deux piliers, la supériorité de sa puissance militaire et l’influence internationale sans pareille de sa monnaie. Si ces deux éléments ont été jusqu’à aujourd’hui des constantes, elles ne sont pas pour autant éternelles. Notre rôle est donc d’observer chaque jour leur évolution et de réunir des faits du présent et de l’avenir permettant d’argumenter en faveur de la continuité ou de la rupture de ces constantes. Plus ces constantes sont structurantes et inscrites dans le long terme, plus il devient compliqué de penser la rupture. C’est pourquoi penser l’impensable, pour être capable de penser la rupture est l’une des clés de l’anticipation. Rien n’étant éternel, il finira bien par y avoir rupture. La question est d’abord quand, mais surtout à quoi ces « constantes » d’un paradigme donné laisseront-elles place ?

L’armée américaine et le dollar comme les deux jambes de l’Oncle Sam à la conquête du monde ont été théorisées à la fin de la Seconde Guerre Mondiale et consolidées tout au long de la Guerre Froide. C’est en cela que dans notre numéro de septembre nous avons évoqué une véritable fin de la Guerre Froide dans notre analyse du retrait américain d’Afghanistan. Cette ère géopolitique n’a pas cessé en 1991. Cette date marque l’acceptation de la défaite par le camp soviétique et aboutit sur un règne sans partage du vainqueur, soit une rupture mais pas un changement de paradigme complet, le modèle de puissance américain restant inchangé. D’ailleurs les habitants de l’URSS avaient peu de mal à imaginer ce à quoi un monde post-soviétique pourrait ressembler, ils avaient le modèle libéral en contre-point. Le règne sans partage des Etats-Unis s’est étendu, aujourd’hui il s’effrite. Pendant ce temps d’autres puissances se sont constituées et ont émergé.

Aujourd’hui quel est le contre-modèle ? Nous avons décrit à de nombreuses reprises la multipolarisation du monde, mais cette tendance ne constitue pas un modèle complet. Le rival objectif des Etats-Unis est la Chine. Mais dire que le modèle chinois pourrait s’étendre au reste de la planète est-il réaliste ? Les différentes institutions internationales ont expérimenté des modèles de gouvernance intergouvernemental ou supranational. L’un d’entre eux est-il suffisamment convaincant pour s’imposer de lui-même ? Les sociétés multinationales du numérique atteignent des aspects de notre vie quotidienne toujours plus nombreux, créant de facto une nouvelle forme d’organisation de nos sociétés. Ont-elles la capacité de régir la société dans son ensemble ?

Encore une fois, nous obtenons plus de questions que réponses… Dans notre prochain numéro, c’est promis, nous tâcherons d’apporter des éléments de réponse, mais surtout, nous nous efforcerons encore et toujours de penser l’impensable, d’identifier les ruptures, d’anticiper les changements, pour que l’avenir s’éclaircisse, pour nous comme pour nos lecteurs.

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