Home Regard de lecteur sur l’avenir – Fabienne Goux-Baudiment : « Si vous voulez favoriser le talent, il faut cultiver sa différence »

GEAB juillet 2023

Le bulletin mensuel du Laboratoire européen d'Anticipation Politique (LEAP) - 15 Juil 2023

Regard de lecteur sur l’avenir – Fabienne Goux-Baudiment : « Si vous voulez favoriser le talent, il faut cultiver sa différence »

Fabienne Goux-Baudiment est diplômée de sciences politiques et docteur en sciences sociales ; directrice générale du centre d’étude, de recherche et de conseil en prospective, la SAS proGective ; sa principale activité est d’accompagner les décideurs, publics et privés, dans leurs réflexions ou démarches prospectives, en France et à l’étranger. Pour illustrer la thématique de la présente édition spéciale du mois de juillet, nous avons recueilli son point-de-vue pour son expérience sur les enjeux de ressources humaines

Nous sommes dans une très grande transition où les fondements mêmes de notre système sont en train de se déliter. Pas seulement le travail, mais aussi les individus, les sociétés, les manières d’être au monde, les relations entre les individus, etc. Nous sommes à peu près vers le milieu de cette grande transition, à savoir : une phase de chevauchement entre le monde qui naît (émergences) et celui qui disparaît tout en cherchant à résister. C’est cette tension qui créé les bouleversements actuels (crises).

Les talents du XXIe siècle

Jusqu’à présent, étaient considérés comme talentueux ceux qui étaient capables de maîtriser des connaissances à un niveau supérieur aux autres, ceux qui ont permis les grands progrès de la civilisation actuelle. Ainsi, par exemple, tout le monde ou presque doit avoir un niveau licence (+3) : on ne commence à se distinguer qu’avec un master (+5). Cela caractérise un système de reproduction des élites dans lequel on peut capitaliser sur les savoirs.

Aujourd’hui, cependant, se distinguent des gens qui ne sont pas forcément brillants scolairement mais qui savent naviguer dans l’incertitude, qui sont capables de comprendre la complexité du monde, la multiculturalité. Cette fois, cette compréhension ne vient pas d’une connaissance acquise, mais d’une connaissance innée, une aptitude. Je distingue la capacité à acquérir des compétences qui ont été définies progressivement au fil des générations, des aptitudes naturelles. Ces dernières étaient jusqu’à présent valorisées uniquement à travers le sport et, éventuellement, les arts. En général, si vous courez plus vite que les autres, ce n’est pas seulement parce que vous vous êtes plus entraîné, c’est aussi parce que vous avez une constitution physique qui vous permet d’atteindre un tel niveau.

Ainsi, nous sommes en train de nous rendre compte que les talents dont a besoin l’entreprise, c’est précisément cela : des personnes qui n’ont pas été formatées par un système éducatif qui les rend intellectuellement rigides, imperméables à la nouveauté, aux alternatives. Un système qui norme et exclut. Or, dès que l’on raisonne en termes d’aptitudes, de neurodiversité, on voit que la différence ne peut qu’enrichir. On ne peut plus être dans la logique de la reproduction des savoirs parce que, plus vous êtes dans la reproduction et plus vous diminuez l’unicité de l’individu, sa différence, sa particularité. Au contraire, si vous voulez favoriser le talent, il faut cultiver sa différence.

L’arrivée de l’Alien Generation dans la géopolitique des Talents

On observe un schisme au sein des générations nées à partir de la fin des années 80, une rupture sans précédent. Nous sommes ici dans quelque chose de différent de l’habituelle guerre des générations, qui implique une rupture de paradigme. Partout dans le monde on voit imploser, par exemple, les valeurs d’autorité, d’obéissance, de cohésion familiale…. Ces jeunes, l’Alien Generation[1], sont dans une logique de facilité extrême, refus de la pénibilité, recherche d’une liberté totale, peur de l’ennui, besoin exacerbé de justice…  Ils se distinguent par une grande ignorance des concepts traditionnels et des connaissances de bases traditionnelles mais une très forte capacité créative. Ainsi ce que l’on appelle aujourd’hui « talent » est ce que l’on qualifiait auparavant de « minorités créatives » (A.J. TOYNBEE). Excepté qu’elles ne sont plus minoritaires au sein de l’Alien Generation. C’est à mon sens la rupture majeure : cette différence de conception entre ce qu’on a appelé talent pendant quasiment les deux derniers millénaires et ce que maintenant on voit émerger comme étant un talent.

L’accès de plus en plus large à l’Intelligence Artificielle (IA) ajoute une autre dimension à cette tendance. L’IA a été entraînée (codée) dans la verticalisation. Et vous avez aujourd’hui des IA assez extraordinaires. Je pense à Watson Health[2] dans le domaine de l’oncologie qui effectue un travail remarquable parce qu’il peut détecter en deux jours un cancer très peu connu qu’un humain aurait mis un an à détecter. Pourquoi voulez-vous encombrer les humains avec ces analyses si Watson est capable de les faire encore mieux ? Se pose alors la question de savoir ce que l’humain a à offrir en termes de valeur ajoutée ? Ce que ces jeunes talents peuvent faire et qu’une IA n’est pas capable de faire : c’est affronter le niveau global. Les IA dont nous disposons aujourd’hui sont des IA spécialisées. Quant à nous – j’entends les Humains, notre capacité de réflexion réside dans le fait de pouvoir mailler ensemble des informations qui, a priori, ne relèvent pas du même champ lexical ou cognitif.  Ce qu’on appelle l’association d’idées.

Ma génération a été formée à engranger la connaissance par le séquençage linéaire. C’est-à-dire que vous lisez un mot, une lettre, vous l’accrochez à la suivante, et vous allez toujours de gauche à droite (ou inversement). Les Alien Gen’, eux, fonctionnent avec un « plex » : imaginez une grande toile blanche dans votre tête, sur laquelle vous allez mettre des post-it; vous les collez n’importe où, peu importe, car  ce n’est plus du tout linéaire.

Dans un processus séquentiel, vous êtes dans un tunnel, il faut aller au bout pour voir la fin. Dans le processus cognitif de l‘Alien Gen’ les idées sont posées sur le plex et puis, d’un seul coup, elles font lien. Comment ? Pourquoi ? On ne sait pas. Mais ce qu’on sait, c’est que l’on observe cela uniquement chez les jeunes qui ont commencé à acquérir des connaissances avant d’aller à l’école, le plus souvent par le biais d’un jeu vidéo. Et là se situe la rupture dont on n’a pas encore pris conscience : ce ne sont plus des compétences mais des aptitudes qui sont en train de se développer sous l’impact de l’évolution. Le décalage entre les générations qui ont été formées à acquérir des compétences dans un processus séquentiel, et les aptitudes naturelles de ces Alien Gen si compliqués à saisir, rend le dialogue et donc le management extrêmement difficile. Pourtant ce sont eux qui nous apportent l’innovation et la créativité dont nous allons avoir besoin pour affronter la Grande Transition.

Par rapport à l’IA, ce qu’il faut souligner, c’est que cette unicité (dans le sens anglo-saxon de uniqueness) résultant de la triple combinaison des aptitudes, des compétences et de la personnalité, annihile la compétition avec l’IA, parce que les IA ne sont pas uniques. De plus, ce profil de talent sait travailler avec l’IA, lui poser les bonnes questions. Ce qui est encore plus intéressant, c’est d’apprendre de quelle manière travailler avec l’IA. Le principal enjeu du futur, c’est celui-là. Et ces jeunes sont en train de répondre à cet enjeu.

Les trois ruptures de la géopolitique des talents

Pourquoi parler aujourd’hui de géopolitique des talents ? Cela fait une vingtaine d’années que cette question est présente. J’identifie trois éléments de changement : l’arrivée d’une nouvelle population issue des pays en émergence sur le marché du travail mondial ; la digitalisation totale ; et un changement de rapport de force entre les pays attracteurs de talents. Chacun de ces éléments comporte des ruptures significatives, mais qui ne durent pas depuis suffisamment longtemps pour qu’on puisse déjà les qualifier de structurelles.

Concernant le premier, de plus en plus de pays sont passés du stade de sous-développement au stade de « en-développement ». Cette progression ne concerne pas seulement le PIB mais aussi l’éducation. Ces pays produisent une population de plus en plus et de mieux en mieux éduquée à la fois en quantité et en qualité. Évidemment, cette nouvelle population éduquée arrive sur le marché mondial du travail, parce que les pays en émergence n’offrent pas un marché du travail suffisant pour absorber cette population déjà en surnombre par rapport à l’équilibre du pays. Du fait de cette inadéquation, cette population doit être absorbée ailleurs. Pour le reste du monde, cela signifie que la compétition se généralise et s’intensifie. En conséquence, cette généralisation remet en cause les systèmes éducatifs traditionnels parce qu’arrivent sur le marché du travail des talents qui n’ont pas suivi un cursus classique du point de vue occidental.

Deuxième élément, aujourd’hui l’accès à Internet de la population mondiale est quasiment total[3]. La première conséquence de cette situation est la croissance du travail à la mission, ce qu’on appelle la gig economy (économie à la tâche), qui est en train de se développer absolument partout. Par exemple, sur la plateforme Upwork.com près de 100 000 offres d’emploi sont enregistrées à la seconde, sur le marché mondial. Bien que cela soit conditionné par la langue, globalement, vous pouvez répondre à n’importe quelle proposition de travail à partir de n’importe quel pays. La deuxième conséquence est la notion du quaternaire. On divise traditionnellement les activités en trois secteurs (le primaire (l’exploitation des ressources naturelles), le secondaire (les activités industrielles), et le tertiaire (les services)). Aujourd’hui, on rajoute le quaternaire, longtemps réservé aux professions hautement intellectuelles : les enseignants, les professeurs, les experts comptables, les informaticiens, etc. A présent, on se rend compte que beaucoup de gens peuvent effectuer à distance des travaux divers et variés sans avoir un niveau de connaissance extrêmement élevé, que ce soit des tâches administratives, de maintenance, de surveillance, de monitoring, etc.

Enfin, à la suite de la Covid, le télétravail s’est développé au point de créer un nouveau schisme entre les entreprises qui cherchent absolument à faire revenir les salariés dans leurs locaux et les salariés qui, eux, veulent absolument travailler là où ils le souhaitent. Le problème est que nos structures éducatives et professionnelles ne sont pas adaptées au télétravail, c’est-à-dire qu’on n’apprend pas à un enfant aujourd’hui à être parfaitement autonome à distance. L’inadéquation entre les systèmes traditionnels et les systèmes émergents est désormais manifeste.

Le troisième élément est constitué par les pays attracteurs de talents, pour lesquels on constate un double basculement. Tout d’abord, le passage d’un système de brain drain à celui de brain gain. Le premier a commencé aux lendemains de la dernière guerre mondiale, lorsque certains pays attiraient les populations intellectuelles, d’autres pays pour les former ; très souvent les étudiants étrangers y demeuraient, ce qui constituait un déficit de compétences pour leur pays d’origine. Puis, dans les années 2000, le brain gain a commencé, c’est-à-dire le retour dans le pays d’origine des populations formées à l’étranger (Inde, Chine). Nous ne sommes qu’au début de ce mouvement mais c’est aujourd’hui un enjeu majeur pour les pays émetteurs d’utiliser les diasporas, de faire revenir les jeunes, de leur offrir des emplois de qualité et des perspectives de carrière[4].

Le second basculement est le changement des pays attractifs. Jusqu’à présent, les pays qui attiraient le plus étaient les Etats-Unis et le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada, la France…. L’intérêt d’être un attracteur réside dans le retour sur investissement que l’étudiant étranger peut vous apporter, à travers les dépôts de brevets, le rayonnement intellectuel et culturel (l’étudiant étant formaté intellectuellement par les normes locales), et la coopération : une fois rentré dans son pays, l’étudiant aura tendance à coopérer plus facilement avec le pays où il a étudié.

Or on constate aujourd’hui un déport croissant des étudiants étrangers, notamment des pays en émergence, vers la Chine, l’Afrique du Sud, la Russie. Et ce ne sont pas que des jeunes provenant des pays en émergence. De plus en plus de jeunes Français vont suivre une partie de leur cursus en Chine, tout comme, grande nouveauté, quelques Américains. Il y a donc bien là un nouvel attracteur qui se met en place sur le marché, mais dans l’ère post-COVID actuelle, il est difficile de préjuger de l’avenir, entre autres du fait que le regain de tensions géopolitiques entre Occident et Chine pourrait tarir cette croissance. Il ne faut pas oublier que le principal atout d’attractivité de la Chine, outre la qualité de son enseignement, sont les frais de scolarité, nettement moins élevés qu’aux États-Unis. Or la compétitivité par les prix prend de plus en plus d’importance[5].

Figure 1 – Classement des destinations les plus populaires pour les étudiants internationaux. Source : Studee, 2020

Les risques systémiques globaux

Gardons à l’esprit que toutes ces ruptures se développeront dans un monde multipolaire. Jusqu’à présent, lorsqu’on cherchait à comprendre les changements, on regardait d’abord ce qui se passait chez nous. Aujourd’hui, c’est dans le monde non-occidental qu’il faut regarder. En effet, un autre bouleversement majeur sera l’effondrement démographique à partir de 2050, 2060 au plus tard. Si la croissance de la population mondiale a été difficile à gérer, la décroissance risque d’être bien plus compliquée.

Enfin, parmi les bouleversements difficiles à anticiper, celui qui se profile le plus depuis la dernière guerre mondiale est celui d’une véritable guerre (autrement plus dangereuse qu’un black-out, une coupure durable d’internet, une menace sur la mobilité globale, ou autre). Sans aller forcément jusqu’au stade mondial, un affrontement Chine-États-Unis, un conflit avec la Russie qui s’étendrait au-delà de l’Ukraine, ou même un conflit Chine-Inde devenant indo-pacifique… ne sont pas à écarter. Certaines tensions actuelles sont très sérieuses. J’ai commencé ma carrière par la polémologie. J’ai eu la chance de vivre quasiment toute ma vie professionnelle sans voir à aucun moment se dessiner dans les tendances l’émergence possible d’une troisième guerre mondiale. Cela a changé très récemment. Jusqu’à présent, la probabilité d’une guerre mondiale était lisible, parce qu’on était dans un monde bipolaire. Une guerre mondiale dans un monde multipolaire est une toute autre affaire.

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[1]     Source : Linkedin – Fabienne Goux-Baudiment, 18/02/2020 « Alien » parce que ces personnes présentent une évolution inédite et différente. Dans cet article, l’autrice définit le concept comme suit : « l’apparition de l’Alien Gen ne peut être datée précisément. Précurseurs et suiveurs encadrent néanmoins un événement : la généralisation des instruments digitaux et l’accès des plus petits à ceux-ci. La maîtrise spontanée de tels outils, bien avant que les processus cognitifs traditionnels soient acquis a entraîné chez ces enfants la création d’un plex, un espace mental dans lequel les différentes parties ne sont pas logées définitivement dans des emplacements donnés, contrairement à l’ordonnancement que fournit le système cognitif séquentiel.

[2]     Racheté en 2022 par Francisco Partners et exploité depuis sous le nom de Merative

[3]     Source : CoMarketing-News, 26/01/2022

[4]     Source : Welcome to the jungle, 13/03/2019

[5]     Source : T-Online, 30/05/2023

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