La crise systémique globale que nous traversons depuis au moins 8 ans remet en question un ordre mondial dont nous avons souvent dit qu’il remontait non seulement à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais plus largement à la Renaissance et aux grandes découvertes de la fin du xve siècle. C’est il y a 500 ans que l’Europe s’est placée au cœur de la planète en lançant un vaste programme d’exploration, puis d’exploitation, puis de colonisation de la totalité du reste du monde, et enfin de coopération avec lui. Il y a 500 ans, l’Europe est devenue le cœur du monde.
Europe sans ancre en mer déchaînée
Or nous décrivons depuis plus de 8 ans également une vaste transition d’un monde occidentalo-centré vers un monde multipolaire dont nous tentons de montrer les innombrables opportunités, mais aussi et surtout les dangers, dangers qui pèsent sur une telle reconfiguration dès lors qu’elle est mal contrôlée. C’est ainsi que nous appelons constamment à l’ancrage démocratique de l’Europe intégrée… qui est avant tout un ancrage tout court ; et que nous appelons aussi à la participation de l’Europe à toutes les nouvelles tables de discussions destinées à repenser la gouvernance à tous les niveaux, et en particulier à cette table Euro-BRICS qui a un tel potentiel de changement positif.
Toutes les crises traversées par l’Europe depuis 2008-9 ont deux caractéristiques :
. elles viennent de l’extérieur ;
. elles révèlent toutes la faiblesse structurelle de l’Europe.
Sur ce dernier point, Franck Biancheri a pourtant passé plus de 25 ans à travailler au plus près des institutions européennes et nationales, les alertant sur la base notamment d’un constat simple : l’intégration européenne s’était mise en place telle un projet de laboratoire à l’abri entre le Mur de Berlin et le parapluie américain, mais au début des années 90, elle faisait son entrée dans l’Histoire. Et les vents de cette Histoire qui allaient désormais souffler sur elle, lui imposaient de mettre en place un processus de consolidation qui ne pouvait pas être autre chose que politique, et donc démocratique. Le travail n’a pas été fait car trop d’acteurs n’y avaient pas intérêt à court terme. L’Europe ne s’est pas ancrée. Et aujourd’hui, elle flotte sans ancre en plein cœur d’une tempête aux dimensions homériques et se brise de toutes parts.
L’échec d’adaptation du modèle d’état-nation
Dans la très grande reconfiguration géopolitique en cours, il est une construction éminemment européenne et structurante pour notre continent qui se disloque complètement, c’est l’État-nation. Or les intégrations régionales, la mondialisation, Internet et l’émergence de nouveaux acteurs de culture politique différente, ont rendu totalement caduc ce niveau national tel qu’il a existé. Le paradoxe, c’est que c’est l’Europe elle-même qui l’a compris au terme de ses deux guerres mondiales et qui a enclenché un processus de dépassement de ce modèle issu du xixe siècle. Mais les visionnaires qui avaient conçu ce projet ont été remplacés à partir des années 90 par une génération qui foncièrement n’a jamais rien compris à l’Europe, les fameux baby-boomers dont le leadership particulièrement depuis 20 ans aboutit à la faillite complète de l’expérience d’intégration européenne.
L’Europe a fait son intégration en la fondant sur les états-nations – ce qui était une bonne chose. Mais ces états-nations n’ont pas su jouer le jeu jusqu’au bout et réinventer leur valeur ajoutée dans cette nouvelle configuration. Nous l’avons déjà dit, la seule valeur ajoutée des états-nations tient à leur capacité de collaboration les uns avec les autres pour produire les transformations sociales d’adaptation. Au lieu de cela, les règles d’unanimité de toute action européenne ont abouti à la paralysie politique de l’Europe et à l’échec patent de sa démocratisation. Et l’Europe, géopolitiquement centrale, ayant articulé le monde autour d’elle en 500 ans de règne sans partage, est aujourd’hui déchirée par les mutations de ce monde. L’Europe aurait eu besoin de regarder le nouveau monde tel qu’il est pour en remarquer et en accepter toute la différentiation en un acte de mise en liberté du reste du monde pour mieux revenir vers lui sur de nouvelles bases.
Multipolarisation et différentiation
L’exemple le plus frappant que nous pouvons donner de ce travail de mise en liberté est celui fourni par la relation transatlantique ; mais on pourrait citer aussi la relation UE-Inde qui en est restée au stade de l’ex-colonisateur à l’ex-colonisé, la relation UE-Russie qui oscille entre une vision paneuropéenne de la Russie (la Russie c’est l’Europe) et des flash-backs de guerre froide (la Russie, c’est le marxisme appliqué) ; la relation UE-Chine qui est la plus perplexe, le grand mystère asiatique, si éloigné de nos modèles que l’Europe est comme une poule devant un couteau quand il s’agit de développer des relations avec la Chine ; la relation UE-Afrique du Sud, si tant est qu’elle existe, passe inévitablement par les Pays-Bas et l’Angleterre, etc… L’UE a continué de ne regarder le reste du monde que par le biais de ce qu’elle a tenté de façonner là-bas, au lieu de construire des relations avec des entités émergentes comprises comme des acteurs indépendants. Du coup, elle est restée liée structurellement aux parties les plus archaïques de ces pays et régions, précisément celles qui disparaissent actuellement. Mais revenons-en à l’exemple caractéristique de la relation transatlantique.
Différentiation et découplage : le cas US
Nous avons maintes fois relevé la nécessité qu’il y avait pour l’Europe de se découpler de son avatar américain, un avatar en pleine métamorphose. En effet, la relation transatlantique s’est fondée sur le fait que les États-Unis étaient à l’origine une extension européenne, puis une extension européenne qui avait pris le leadership suite au suicide européen des deux guerres mondiales. Mais les années Bush Junior en particulier marquent le début d’une ère de forte différentiation entre l’Europe et les États-Unis : le pays n’est plus WASP[1], la preuve, même Bush fait campagne en espagnol dans certains états ; et encore, l’espagnol, c’est encore l’Europe (certes mâtinée de culture indigène ou africaine) ; mais il y aussi ces vastes communautés chinoises, iraniennes, indiennes… qui, contrairement à ce qu’il se passe en Europe, se regroupent en de vastes régions auxquelles elles confèrent de nouvelles caractéristiques et donnent à l’Amérique une structure sociale qui n’a plus grand-chose d’européen.
Et puis, il y a cette « prise d’indépendance » en termes de système de valeurs. Jusqu’à Clinton, bien qu’à tort, les Européens ont bien voulu voir dans les partis démocrates et républicains, une gauche et une droite à l’européenne ; avec Bush, cela cesse d’être possible. En matière de laïcité, valeur pourtant défendue par l’Amérique croyions-nous depuis Tocqueville, les références constantes à Dieu dans les discours de Bush nous convainquent du contraire. Peine de mort, port d’armes, démocratie questionnable, politique étrangère… la liste est longue de tous les thèmes qui se mettent à visiblement séparer l’Europe des États-Unis. Il aurait alors été temps pour chacun de créer les conditions de son indépendance l’un vis-à-vis de l’autre ; non pas pour s’ignorer ou se faire la guerre, mais pour reconstruire un nouveau cadre de coopération, moins fusionnel.
Figure 1 – Pourcentage d’opinions favorables des Européens sur les États-Unis pendant les années Bush junior. Source : Pew research center.
Tous les malheurs du monde s’échouent sur nos plages
Des tentatives de découplage ont bien eu lieu, mais bien peu abouties. Si peu abouties, que, lors de la crise Euro-Russe autour de l’Ukraine en 2014, « la queue remue le chien »[2] : les États-Unis contribuent directement à une escalade ahurissante entre Européens et Russes dont nous ne sommes toujours pas remis. L’Europe, cœur du monde, se trouve sur le chemin d’une stratégie de confrontation américano-russe qui la dépasse et l’écrase…
… qui la dépasse et qui participe directement à la crise suivante, la crise syrienne, encore une qui vient de l’extérieur, mais nous frappe de plein fouet. Nous ne sommes pas pour grand-chose pourtant dans le conflit syrien, nous avons pourtant plutôt bien résisté aux injonctions d’intervention qui nous venaient de nos amis américains, israéliens et saoudiens. Mais nous avons moins bien réussi à défendre la seule politique rationnelle qui s’imposait en 2011 : soutenir l’armée régulière syrienne et, en échange de ce soutien, imposer à Bachar el-Assad une transition démocratique… soit le plan de paix proposé par les Russes. Que de morts, de réfugiés et de terrorisme évités, si nous avions objectivement entendu ce plan il y a quatre ans, plutôt que maintenant. Mais l’ennemi que l’on nous proposait alors, c’était la Russie et non Daesh.
Est-ce notre lien transatlantique ou outre-manche qui nous a permis de nous prendre pour une île tout comme les États-Unis ou le Royaume-Uni ? et de croire que nous pourrions contribuer à l’augmentation du chaos au Moyen-Orient, sans en subir les conséquences ? … (Pour lire la suite, inscrivez-vous au GEAB )
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[1] WASP, White Anglo-Saxon Protestant, archétype de l’Américain dans les années 50.
[2] D’après l’expression anglaise « the tail wags the dog ».
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