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Le bulletin mensuel du Laboratoire européen d'Anticipation Politique (LEAP) - 15 Oct 2015
L'Extrait public

Nous avons plusieurs fois analysé que seules des puissances régionales étaient en mesure de ramener le calme au Moyen-Orient et de régler la question de Daesh, ennemi commun susceptible de mettre tout le monde (ou presque) d’accord. En revanche, nous affirmions que les interventions des États-Unis ou de la Russie n’auraient pour seul effet que d’aggraver les tensions.

Occasions manquées à répétition

Autant dire que les récents développements mettant en scène une confrontation États-Unis/Russie au Moyen-Orient ne semblent pas envoyer dans la bonne direction. Nous avions également identifié l’Iran shiite et la Turquie sunnite, deux seules démocraties de la région (certes imparfaites  – comme nous tous d’ailleurs – mais à évaluer à l’aune du reste de la région), comme la seule alliance possible, légitime et garante du maintien du multiconfessionnalisme de la région.

Idéalement, l’Égypte aurait dû s’ajouter à cette alliance (c’est le rôle que le combat courageux des Égyptiens pendant le printemps arabe aurait dû leur permettre de jouer) ainsi que, en mode mineur, Israël (ce qui aurait été rendu possible par l’élection d’Herzog à la place de Netanyahou lors des dernières élections[1]).

Toutes les conditions auraient alors été remplies pour une réorganisation démocratique et multiconfessionnelle de la région. Egypte[2] et Israël [3] ont été durablement éliminés de tout jeu positif et les chances d’une transition hors de la crise se sont singulièrement réduites. L’Iran en revanche a été placé en liberté conditionnelle et commence à retrouver le rôle régional qui lui incombe. Cela dit, ce pays est attaqué sur deux fronts (Yémen et Syrie) et sa « conditionnelle » fait qu’il n’a toujours pas les mains libres pour défendre ses intérêts et ceux de ses alliés. La Turquie enfin se trouve désormais dans un chaos indescriptible[4] et bien incapable apparemment de jouer le moindre rôle indépendant dans la région.

Arabie saoudite vs Iran

En guise de puissance régionale, l’Arabie saoudite semble donc rester seule à bord, un scenario qui nous emmène bien loin de toute perspective de Moyen-Orient ouvert, démocratique et  multiconfessionnel – malgré la folle convergence, totalement contre nature, entre elle et l’Israël de Netanyahou[5].

Cela dit, un autre scénario se met en place actuellement, pas beaucoup plus enthousiasmant, autour de l’Iran celui-là, et de ses faibles alliés la Syrie et l’Irak, soutenus par la Russie[6], le cap des « losers » pour certains. Le multiconfessionalisme n’est sans doute pas beaucoup plus au programme de l’avenir proposé par ce groupe de pays et le sponsor russe n’est certainement pas garant de durabilité des solutions qu’il pourrait mettre en place si le groupe en reste là.

La « centralité » de la Turquie

Non, décidément, le seul « avenir ayant de l’avenir » repose bien sur une alliance entre l’Iran et la Turquie. Et tout se joue donc autour de ce qu’il va se passer en Turquie lors de la « ré-élection »[7] législative du 1er novembre. La Turquie est centrale à bien des égards, en général et dans cette crise en particulier. Elle a notamment la caractéristique d’être la deuxième armée en effectifs de l’OTAN. Les intérêts se pressent donc autour de ses orientations politiques, et ce depuis longtemps.

fig 1
Figure 1 – Situation centrale de la Turquie. Source : Ali Velshi.

Lorsque Erdogan est arrivé au pouvoir par les urnes en 2003, il a remis en question la tutelle militaire sous laquelle le pays vivait depuis des décennies[8], éloignant par conséquent son pays de l’influence occidentale. La demande d’adhésion à l’UE est devenue formelle et bien peu volontaire. La priorité est passée à des relations équilibrées entre les innombrables et puissants voisins de ce pays si « bien » entouré, parmi lesquels la Syrie de Bachar el-Assad[9] et l’Iran[10]. Le processus démocratique n’a pas été remis en question, mais il se trouve que dans cette région, à cette époque, démocratie rime avec Islam. Une autre priorité d’Erdogan, en lien avec la réduction du pouvoir militaire sur le pays, était de mettre en route un processus de paix avec les Kurdes[11].

À la lecture de la voie que traçait la Turquie d’Erdogan jusqu’en 2011, on voit combien la crise syrienne l’a fragilisée dans la poursuite de son projet.

Déraillement de la politique d’Erdogan

Du point de vue de notre équipe, Erdogan a commis une grande erreur : faire confiance aux Occidentaux dans le fait que Bachar el-Assad allait être rapidement éliminé et, dans un mélange de realpolitik et de tentation idéologique (idéologie moins islamiste que démocratique d’après nous), miser sur les remplaçants prévus en soutenant l’Armée syrienne libre.

Problème : les Occidentaux n’avaient de toute évidence pas les moyens de leur politique. Et 4 ans plus tard, Bachar el-Assad est toujours là mais la situation a dégénéré au-delà de toute imagination, débordant maintenant largement sur toute la région, et sur l’Europe désormais, via ces afflux de réfugiés[12]. En quatre ans, la politique d’Erdogan est devenue illisible et incohérente, et la Turquie se retrouve au bord du gouffre économique[13], social, politique et géopolitique… sur le point d’imploser[14]. En un scénario qui a la plus forte probabilité de se réaliser, l’AKP ne parvient pas à récupérer sa majorité parlementaire ni à former une coalition, et le pays reste politiquement paralysé en plein milieu d’une crise multi-frontale.

Nous anticipons que, compte tenu du fait que personne n’entend voir la Turquie prendre le chemin de la Libye ou de l’Iraq, les militaires ne tarderont pas à remettre de l’ordre dans le pays si les législatives de novembre se soldaient par une nouvelle impossibilité de forger la moindre coalition et de redonner la moindre direction cohérente au pays. C’est là le scenario le plus probable, celui auquel tout le monde s’attend, sur lequel  beaucoup dans le camp occidental comptent en réalité, celui qui remplit les pages de nos médias. Cela dit, nos lecteurs connaissent maintenant notre inclination à montrer es pistes alternatives.

Les militaires ou Erdogan again

L’autre scenario possible, bien que peu évoqué dans la presse courante, serait qu’Erdogan gagne son pari de retrouver sa majorité parlementaire et/ou parvienne à former une coalition qui ne neutralise pas tout pouvoir d’action, et reprenne la main sur la mise en œuvre de sa politique.

Les autres partis sont très loin derrière l’AKP d’Erdogan. Le CHP, parti kémaliste, est à 25% ; le nouveau chouchou des Européens, le très sympathique parti pro-kurde modéré HDP ou Syriza turc, n’est qu’à 13% ; suivi de l’ultra-nationaliste et très fascisant MHP. Rappelons que la « défaite » de l’AKP aux dernières législatives consistait en un score de 40% !

fig 2Figure 2 – Sondages pour l’élection turque de novembre. Source : James in Turkey.

Il n’est donc pas question le 1er novembre de voir émerger une vraie alternative à Erdogan mais bien de savoir si le dirigeant actuel aura la main pour mettre en œuvre sa politique ou si la paralysie du gouvernement sera reconduite alors que le pays sombre dans le chaos, nécessitant l’intervention de l’armée.

Dans l’hypothèse où Erdogan parvienne à reprendre la main, quelle politique mènera-t-il ? Les aperçus qu’il en a déjà donnés indiquent clairement un retour à la politique d’indépendance qu’il avait inaugurée en 2003 :

. distanciation des US : les relations avec les Américains se tendent lorsque ces derniers parachutent des armes lourdes aux rebelles anti-Bachar, parmi lesquels les troupes pro-PKK du PYD[15], dans  le cadre de leur guerre-proxy contre la Russie[16] ;

. rééquilibrage au profit de la Russie à laquelle il rend visite récemment et  ouverture à l’Iran[17] ;

. assouplissement vis-à-vis de la politique de Bachar : Erdogan s’est récemment déclaré en faveur de la mise en place d’un gouvernement intérimaire syrien comprenant Bachar el-Assad[18] du moment que cela n’acte pas d’une légitimation du régime syrien[19].

Cette dernière condition est importante car elle ferait de la Turquie le garant du compromis entre les positions russe et américaine : que la coopération avec Bachar el-Assad proposée par la Russie afin de ramener le calme en Syrie et dans la région (objectif désormais prioritaire pour les Européens qui ne souhaitent plus que l’arrêt des flux de réfugiés) ne signifie pas le maintien de Bachar el-Assad à la tête du régime syrien.

Le tout évoque un scenario assez proche de celui que nous avions suggéré, aujourd’hui repris par le magazine Trend qui signe un article courageux sur l’inévitabilité d’une alliance Turquie-Russie-Iran[20].

Avec tout cela, il n’est pas étonnant que le patron de l’OTAN, Stollenberg, redouble de caresses en direction de la Turquie avec des promesses de soutien militaire en cas de conflit avec  la Russie[21], promesses qui s’adressent certainement à l’appareil militaire turc plutôt qu’à Erdogan, sous-entendant plus ou moins un coup d’État préalable. Le scenario d’un raffermissement de la position d’Erdogan à la tête du gouvernement turc ne nous paraît pas le plus probable dans le déchaînement actuel des fronts conflictuels. Dans quelles conditions se passera l’élection ? Aura-t-elle lieu tout simplement ? Actuellement, tout devient possible. Mais l’équilibre de forces dans la région a considérablement changé en un mois avec l’entrée de la Russie dans le jeu, et avec le revirement de l’Europe sur l’objectif d’élimination de Bachar el-Assad comme priorité en matière de gestion de la crise syrienne. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que Merkel et Erdogan ont tous deux exprimé leur changement de cap sur ce thème le même jour[22].

On l’aura compris en tous cas : l’élection turque du 1er novembre est à suivre vraiment attentivement. Un retour à l’ordre s’ensuivra mais il peut revêtir des visages bien différents. (Pour lire la suite, inscrivez-vous au GEAB )

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[1]     Voir précédents numéros de GEAB.

[2]     En ce qui concerne l’Égypte, les visites/rencontres entre Poutine et Al-Sissi il y a quelques temps nous amènent à anticiper qu’en cas de succès d’une politique russe au Moyen-Orient, des changements d’orientation pourraient bien se produire là-bas. Source : Le Figaro, 10/02/2015

[3]     Israël en revanche est bel et bien bloqué dans une vision de plus en plus militarisée de la région. Source : World Tribune, 13/10/2015

[4]     Pour mieux comprendre la complexité de la situation, nous recommandons la lecture de cet article de France Info. Source : FranceInfo, 14/10/2015

[5]    Nous avions à l’époque longuement commenté l’avenir d’Israël dans un tel Moyen-Orient. Mais nous supposons maintenant que les grands stratèges à la manœuvre à Tel Aviv comptent bien sur le fait qu’une fois la complexité du Moyen-Orient éliminée, la puissance de feu pourra alors se concentrer sur l’Arabie saoudite elle-même, en un gigantesque pandemonium supposé permettre la grande reconfiguration du Moyen-Orient. Il est probable en effet que l’Arabie saoudite soit le prochain sur la liste, dès que l’Iran aura été durablement affaibli, via l’élimination de Bachar el-Assad, l’Otanisation de la Turquie, la neutralisation par dictature de l’Égypte, l’irruption d’un grand Kurdistan (qui n’aura rien de bien sympathique si l’on en croit Amnesty) et la provincialisation de tout le reste. Le tout sous la tutelle d’un « Occident » réaffirmé dans sa suprématie. Ce scenario qui se déroulera moyennant des millions de morts et des dizaines de millions de réfugiés, sans compter le déploiement du conflit bien au-delà de la seule région, reste malheureusement une possibilité.

[6]     Source : Le Monde, 04/10/2015

[7]     C’est ainsi que l’appelle Erdogan, qui joue sur les mots…

[8]     Réduction du budget militaire, pleins pouvoirs au Parlement pour décider des budgets à allouer à l’armée dès 2003 ; limitation du champ d’intervention de l’armée limitant les risques de coup d’État en 2013 (source : Le Figaro, 30/07/2013); nomination par le gouvernement des chefs de l’armée en 2011 (source : BBC, 04/08/2011) nomination d’un civil à la tête de l’armée

[9]     On en vient à oublier qu’Erdogan a soutenu Bachar el-Assad jusqu’aux Printemps arabes. Source : Ovipot, 15/05/2011

[10]   Source : Deutsche Welle, 09/06/2014

[11]   Source : IAI, May 2015

[12]   A tel point que le Guardian, qu’on ne peut pas accuser de pro-poutinisme, en vient à republier le projet de paix proposé par Poutine en 2012, plan qui suggérait de ramener le calme dans le pays avec l’aide de l’armée régulière tout en négociant avec Bachar el-Assad sa sortie honorable. Ce plan a été dédaigné à l’époque mais sa lecture aujourd’hui laisse songeur : on aurait donc pu éviter tous ces morts, destructions et migrants ? Source : The Guardian, 15/09/2015

[13]   La dette du pays se situe maintenant au niveau insoutenable de 170 milliards de dollars. Pour un point sur la situation économique en Turquie dans le contexte des élections, la lecture de cet article d’Al-Monitor est utile. Source : Al-Monitor, 12/10/2015

[14]   Sans parler du fait que l’agenda de démocratisation d’Erdogan a été remis à plus tard : l’urgence des quatre dernières années étant seulement d’éviter cette implosion…

[15]   Source : Hürriyet, 14/10/2015

[16]   Source : New York Times, 12/10/2015

[17]   Source : Today’s Zaman, 12/10/2015

[18]   Source : Aranews, 25/09/2015

[19]   Cette condition peut bien entendu être jugée hypocrite ; mais elle peut aussi être considérée comme la garantie dont l’Europe a besoin pour l’accepter

[20]   Source : Trend, 14/10/2015

[21]   Source : Reuters, 12/10/2015

[22]   Source : Al-Arabiya, 24/10/2015

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