Comme tout organisme vivant, notre monde est mort dans la souffrance, le sang et les excréments (et la maladie). Comme tout organisme vivant, un monde nouveau naît dans la souffrance, le sang et les excréments (et la vaccination). Le bébé va grandir et se transformer très vite, écrasant sur son passage la liberté et le bon sens de ses parents. Puis il fera une crise d’adolescence plus ou moins violente, selon ses dispositions naturelles et l’éducation qu’il aura reçue. Avant de se stabiliser quelques temps…
Anticiper pour prendre les bons chemins
Le temps sociétal étant calé sur celui des parties qui le composent, à savoir les êtres humains, nous en avons donc pour une bonne double décennie (une génération) de difficultés et de crises de reconstruction et d’efforts de stabilisation. Pendant cette période, il va falloir trouver les moyens de garder la tête à peu près froide car moins bien seront gérés les chocs, plus ils reviendront hanter les cycles suivants. Or, les crises qui nous attendent, si elles trouvent leurs racines dans le passé, prendront des formes caractéristiques du monde d’après, donc nouvelles et inhabituelles, plus difficiles à imaginer et à repérer en somme.
Il sera plus indispensable que jamais de tenter de discerner par avance les chocs et transformations qui se préparent. Dans le même temps, il va falloir ajouter à la simple observation de l’avenir une démarche plus volontariste et stratégique destinée à bâtir une vision qui prendra inévitablement la forme d’un nouvel humanisme pour avoir une chance de stabiliser le monde et d’emmener vers des horizons souhaitables et compatibles une humanité désormais embarquée sur un même bateau.
Si actuellement la Covid-19 recompartimente les sociétés, ce n’est que temporaire. De fait, le message assourdissant de cette pandémie, c’est bien « Nous sommes tous connectés à tous.» Certes, la globalisation est à réorganiser, la mobilité humaine à rationaliser, les modèles économiques et énergétiques à simplifier pour les rendre compatibles avec l’avenir, … mais aucun repli autarcique étanche durable n’est à espérer.
Inventer les bons modèles de gouvernance
Malheureusement, en cet an 1 de l’ère digitale[1], même si la présidence italienne du G20 en 2021 fera son maximum pour initier la dynamique[2], rien ni personne n’est en capacité d’emmener l’humanité sur les voies de cette réorganisation à la fois différenciée et commune (in varietate concordia[3]). Tout le défi de la décennie (voire de ces deux décennies) tient dans l’invention d’un modèle politique adapté à cette mission titanesque.
Les idées et les technologies sont, quant à elles, bien là pour mettre en œuvre les solutions d’avenir. Mais ces solutions elles-mêmes sont multiples, les acteurs de leur invention/implémentation sont nombreux et divers (Etats, giga-entreprises, groupes religieux, lobbies, etc.) ; prenant acte de tout cela, il va falloir trouver les voies vers le bon modèle de gouvernance, celui qui saura mettre tout le monde à peu près d’accord autrement que par la force.
Comprendre la nouvelle Europe
Si la crise civilisationnelle actuelle est essentiellement celle de l’Occident, en son sein l’UE[4], par ses succès autant que par ses échecs, continue à fournir une expérience in vivo des moyens de faire cohabiter de façon constructive des entités culturelles différentes. Après 25 ans d’indigence et d’errements (1989-2014)[5], elle est en train de mettre en place un nouveau modèle dont l’efficacité, l’acceptabilité et la pérennité seront rapidement testées.
Ce modèle consiste à assumer le caractère technocratique de la superstructure européenne conçue comme une administration politiquement neutre au service d’États démocratiques souverains : une Europe chargée par ces États souverains de construire les autoroutes, réseaux de données, mécanismes financiers, et autres infrastructures sur lesquelles monteront les États membres pour assurer leurs prospérités respectives ; une Europe-supermarché où chaque État prend ce dont il a besoin pour servir ses mandats électoraux ; une Europe- boîte à outils pour aider les États à se reconnecter à leurs citoyens ; …
Un bon exemple de ce modèle nous est fourni par les unions bancaires, unions de marchés de capitaux, monnaie commune (digitale ou non) et autres euro-obligations qui permettent aujourd’hui aux membres de toute l’UE de faciliter leurs échanges internes, d’emprunter à taux préférentiel sur les marchés internationaux et font enfin entrevoir une capacité de financement de projets à la taille du continent… ; ou encore par cette Europe de l’énergie[6] où les choix stratégiques de chacun se branchent sur une infrastructure commune qui garantit un pouvoir de négociation et une indépendance stratégique face aux fournisseurs.
Figure 1 – Réseau d’approvisionnement en gaz nature de l’Europe (gazoducs et terminaux GNL) – Source compilée par CRS’s Geospatial Information Systems, EverCRSReport, 26/02/2020
Ce modèle n’est bien évidemment pas une fin en soi (rien ne l’est dans l’histoire) mais il est probablement le plus raisonnable à cette étape, actant de toutes les résistances aux visions plus politiques (démocratie européenne de F. Biancheri) et/ou centralisatrices (Europe fédérale), et permettant de recommencer à avancer.
Cela dit, cette Europe non politique pourrait rapidement buter sur les dangers liés à l’incohérence du positionnement global que ce modèle induit… La dispute a d’ailleurs déjà commencé entre une Allemagne qui, en toute logique avec les caractéristiques du modèle décrit plus haut, est tentée de remettre la défense commune dans les mains d’un pays-tiers (en l’occurrence les Etats-Unis via l’OTAN) chargé de mettre tout le monde d’accord ; et une France qui tient mordicus à une Europe stratégiquement indépendante, suivant un principe éminemment légitime mais actuellement inapplicable compte tenu de l’absence de mandat démocratique et/ou d’entente entre les États susceptibles de légitimer une politique étrangère commune (en particulier dans un contexte de guerre de leadership global américano-chinois qui n’est pas près de se résoudre).
Cette dispute a de quoi faire rapidement échouer le nouveau modèle… à moins qu’elle ne fournisse le cadre à l’invention de solutions créatives.
Rassurer les opinions publiques
Les populations mondiales manquent encore à ce paysage schématique des enjeux de la décennie à venir. Et, de fait, elles risquent d’être mises entre parenthèses dans la phase de construction de cette nouvelle ère digitale. Nous anticipons qu’elles seront elles-mêmes cryptées et numérisées[7], n’ayant aujourd’hui plus la capacité de contribuer positivement à l’organisation du monde nouveau : absence de vision politique commune, modèles d’éducation et d’information inadéquats, résistance atavique au changement, rejet de la rationalité scientifique,… au travers des frontières, les populations s’agrègent en grandes communautés de certitudes prêtes à en découdre les unes avec les autres.
Côté occidental, deux camps radicalisés par leur polarisation croissante émergent déjà de cette cacophonie :
. un camp « international-progressiste[8] » extrémisé, prêt à lyncher quiconque ne rejoint pas ses rangs dans les combats pour les droits des femmes et des homosexuels, contre le racisme (noir uniquement), pour l’écologie et la défense des animaux… combats qu’il prétend être le seul légitime à mener ; placées sous les feux médiatiques les plus flatteurs, ses thèses nourrissent la colère sourde de l’autre camp…
. un camp « identitaro-réactionnaire » tout aussi radical, qui s’est donné pour mission de sauver la civilisation occidentale et de retourner à l’ancien ordre social et moral en resserrant les rangs autour d’une identité judéo-chrétienne, prête à lyncher tous les « Autres » – camp d’autant plus dangereux qu’il a pris soin de grandir loin des spotlights dont il a appris à se méfier et qu’il saura contrôler (nous reviendrons amplement sur cette mouvance émergente qui nous fera regretter l’humanité des populistes honnis).
Entre les deux, la rationalité du citoyen promet d’être bien malmenée.
Tenter d’éviter le pire
La manière de gérer le facteur humain d’instabilité passera par diverses méthodes selon les pays, les gouvernements et les moments, allant de la réinvention de systèmes éducatifs aptes à reconnecter les citoyens aux réalités du monde nouveau, au débranchement pur et simple de pans entiers de population – suivant le modèle inauguré il y a 4 ans par les États-Unis aboutissant à retirer droit de cité – et traitement médiatique équitable – à 74 millions d’électeurs de D. Trump[9] accusés d’avoir la rage (d’être racistes)[10] ; ou, il y a 18 mois, par l’Inde « démocratique », décidant de couper durablement du monde 10 millions de Cachemiris accusés de terrorisme[11].
Des choix que feront les pays pour recréer la cohérence sociale dépendra d’ailleurs leur influence par la suite dans le monde : ceux qui choisiront les voies faciles du totalitarisme brutal se retrouveront au second plan par rapport à ceux qui parviendront à garder le cap de la rationalité et de l’humanisme dans le chaos général de cette aube si grise, imposant naturellement leur modèle.
Mais la complexité des défis auxquels l’humanité fait face et la puissance des outils de contrôle de la pensée promettent surtout un début d’ère semblable aux dystopies imaginées par les auteurs de science-fiction du XXe siècle, un vrai « meilleur des mondes ». Ce n’est même plus original de le dire.
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GEAB Café de janvier !
Ce paysage schématique de la décennie à venir fournit le cadre de notre habituel panorama de janvier des tendances de l’année pour l’Europe et le monde en matière de société, géopolitique, économie et finance… tendances que nous vous invitons à venir débattre lors de notre prochain GEAB Café (en anglais cette fois) le mardi 19 janvier de 18h00 à 19h15.
Inscriptions auprès de Geta Grama-Moldovan : [email protected] (réservé aux abonnés)
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[1] Certes le numérique n’est pas une invention récente, mais jusqu’en 2020, internet était resté un outil au service du monde matériel. Désormais, c’est presque le contraire… en tous cas, le monde matériel n’est plus que le cadre d’une société intégralement digitalisée (société humaine, production, business, échanges, moyens de paiement, travail, divertissement, guerre,…).
[2] Source : EUObserver, 11/01/2021
[3] Devise européenne
[4] … et tous les modèles d’intégration régionale : ASEAN, Union Africaine et Union européenne sont actuellement les modèles de communauté d’Etats les plus intéressants à observer.
[5] De la chute du Mur à sa reconstruction avec la crise ukrainienne.
[6] On pense au récent branchement de gaz azéri sur la grille énergétique européenne. Source : S&PGlobal, 04/01/2021
[7] Dans le dernier numéro, nous parlions du monde d’en-dessous d’où allait émerger le monde d’après (agents secrets, terroristes, mafias). Source : GEAB, 15/12/2020. Ce mois-ci, nous anticipons que, dans un mouvement inverse, le citoyen va prendre un « maquis digital » en réponse au muselage de ce qu’il reste des démocraties. Nous reviendrons sur cette notion dans le panorama 2021.
[8] Ce camp présente notamment le paradoxe d’être « progressiste » tout en prônant sur le fond une sorte de suicide civilisationnel : arrêt de la consommation, des enfants, de la viande, des genres, …
[9] Source : IPSNews, 25/11/2020
[10] Entre les déclarations d’A. Merkel et d’E. Macron et autres, il semblerait que l’Europe commence à s’émouvoir des censures par des entreprises privées de comptes twitter de présidents élus par des démocraties « infaillibles » (aux dires des Démocrates). Source : AlJazeera, 11/01/2020
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