L’actuelle profusion de projets pharaoniques de villes conçues ex nihilo comme de pures utopies est un signe des temps…
… un signe caractéristique de ruptures multiples et concomitantes : glissement géographique du pouvoir et de l’argent, concentration dans quelques mains de moyens financiers stratosphériques issus de l’ère pétrole-consommation, maturation de nouvelles technologies perçues comme des baguettes magiques censées rendre possibles les rêves les plus fous.
L’article sur les villes du futur du présent numéro liste et analyse quelques-unes de ces utopies et ce qu’elles révèlent des projections dans l’avenir de différents acteurs puissants et influents. Ce n’est pas le sujet de ce papier que d’évaluer lesquels de ces projets verront le jour. Les moyens financiers et technologiques permettent en effet d’accepter l’idée que certains au moins de ces projets seront réalisés.
Or, si ces projets sont de l’étoffe des utopies, au sens où ils imaginent le cadre de sociétés idéales émancipées des contraintes de la réalité, il nous semble que leur concrétisation est de nature à poser d’importantes questions existentielles.
Depuis le XVIème siècle, les utopies ont constitué des horizons guidant les évolutions de nos sociétés humaines. Mais que se passera(it)-il si nous atteignions certains de ces horizons ? N’y a(urait)-t-il pas dans ce franchissement quelque chose de la nature du mur du son ou du big bang ? … quelque chose d’apte à faire basculer l’humanité dans une nouvelle dimension ?
Il est tentant d’avancer sur cette piste de réflexion qui, d’une certaine façon, parle aussi du rêve profondément humain de contrôle total(itaire) sur la nature, cet environnement rebelle et changeant avec lequel les hommes ont dû composer jusqu’ici.
Ce n’est pas la première fois que nous faisons remarquer dans ces pages qu’il y a quelque chose s’apparentant à l’aversion au changement dans l’obsession du changement climatique par exemple. Il semblerait que le sentiment partagé aujourd’hui par l’humanité de n’être qu’à deux doigts d’atteindre la toute-puissance grâce aux nouvelles technologies, exacerbe ce rêve de stabilisation du réel.
Mais dans la réalisation d’un tel rêve, le réel qui capitulerait serait-il autre chose que la vie elle-même ? L’ultime fantasme d’éradication de la mort dont on voit ici et là qu’il apparaît désormais à certains comme un horizon atteignable[1] – générant de ce fait d’immenses transferts d’argent vers le secteur pharmaceutique (en lieu et place de la santé hospitalière), ne s’apparente-t-il pas au concept religieux de vie éternelle, déni de vie et affirmation de mort ?
De fait, la notion de « progrès » n’a jamais consisté qu’à libérer l’humain de sa servitude à la nature (maladie, mort, aléas du climat, rigueurs thermiques, faim et soif, pulsions sexuelles, …). Cette logique a accompagné chacune de nos civilisations de différentes manières selon les époques, les lieux et les niveaux technologiques atteints.
Mais les changements de paradigmes technologiques induits depuis l’arrivée d’Internet, en nous donnant ce sentiment de toute-puissance, libère de puissantes énergies utopistes incarnées notamment dans ces projets de villes futuristes.
Le plus réaliste de ces projets, Neom, pourrait commencer à voir le jour vers 2030. De là, deux scénarios :
. la réalité révèlera encore toute son emprise sur nos idées, empêtrant le projet dans diverses ratages et imperfections, et rouvrant de nouveaux horizons idéaux ;
. un cadre sociétal formellement quasi-parfait se mettra en place, créant immédiatement de ce fait un nouveau modèle supérieur aux anciens, et divisant le monde en deux : une sorte d’olympe élitiste planant au-dessus d’un monde d’en-bas peu à peu siphonné de toutes ses ressources pour générer d’autres Neom, d’autres cités idéales protégeant leurs sociétés des incertitudes de la vie.
Si l’Histoire doit se rapprocher de ce deuxième scénario, les utopies urbaines qui peuplent les tiroirs des cabinets d’architectes-urbanistes occidentaux sont bel et bien des bombes posées sur notre vieille civilisation.
Comme les pyramides des Pharaons, elles marqueront l’apogée d’un édifice scientifique. Mais comme les pyramides des Pharaons, elles écraseront la société humaine vivante au profit du rêve gelé d’ultra-puissants. Et comme les pyramides des Pharaons, elles annonceront la disparition d’une civilisation privilégiant la mort sur la vie, et de ce fait vouée à s’effacer devant les prochaines manifestations du vivant.
La piste de réflexion est féconde. Nous vous en offrons ces premiers pas que nous vous invitons à poursuivre en vos fors intérieurs, nourris des éléments fournis dans la suite de ce numéro. Bon voyage !
Marie-Hélène Caillol
Présidente, Laboratoire Européen d’Anticipation Politique (LEAP2040)
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