GEAB 182

Ce mois-ci, notre regard de lecteur sur l’avenir se porte sur la technologie et la médecine à travers l’IA et les outils numériques, pour finalement revenir à nos besoins les plus fondamentaux : la santé et la relation humaine.  Philip Choban, PDG de Telios Care, une société spécialisée dans la télémédecine, partage avec nous son point de vue sur l’avenir des soins de santé, de la recherche en santé et de la technologie, ainsi que sur les fractures entre les nations et les générations que lui et sa société vivent au quotidien. Voici son regard sur l’avenir.

Telios Care a vu le jour en 2018, née d’une expérience personnelle profonde et d’une réponse à un besoin croissant en Europe de l’Est. Mon immersion à plein temps dans les soins à ma femme atteinte d’une forme génétique d’Alzheimer de 2007 à 2015 a été le catalyseur. En tant qu’investisseur précoce dans le domaine de la télémédecine aux États-Unis, et avec un de mes meilleurs amis médecin à mes côtés, obtenir de l’aide, des conseils, voire des ordonnances, ne correspondait pour moi qu’à un appel téléphonique. Cependant, penser à ceux qui n’avaient pas ce réseau me préoccupait. Nos visites dans les cliniques impliquaient des files d’attente interminables, ce qui m’a incité, entrepreneur de longue date, à rassembler une équipe et à plonger dans la recherche. Nous étions convaincus que la télémédecine pourrait également répondre aux besoins de l’Europe de l’Est.

J’ai adopté l’approche américaine, parfois risquée mais souvent fructueuse. Aux États-Unis, notre cible évidente n’était pas le grand public, mais les assureurs de santé. Nous avons appliqué cette méthode en Europe, et aujourd’hui, après six ans d’existence, sept des neuf assureurs de santé sont nos clients. Les patients que nous connectons avec les médecins sont assurés par ces compagnies. Nous avons transposé ce qui a fonctionné à l’Ouest au cours des 30 dernières années et l’avons adapté au marché local. Post-pandémie, notre clientèle a explosé, passant d’environ 20 000 à près de 400 000 personnes. Aujourd’hui, notre système bénéficie à environ 700 000 personnes, faisant de nous le plus grand fournisseur de télémédecine en Europe du Sud-Est.

À mon avis, l’intelligence artificielle jouera un rôle crucial dans l’avenir de la télémédecine, tout comme elle le fait déjà en radiologie. Nos systèmes sont entièrement automatisés, avec un centre d’appel permettant des interactions humaines, et toutes les conversations sont converties de la voix au texte. Ensuite, l’IA analyse toutes les informations nécessaires, ne fournissant au médecin que les détails essentiels. Notre objectif n’est pas de remplacer le travail humain, mais de permettre aux professionnels de la santé d’exercer leur métier de manière plus efficace et simple. Nous aspirons à les former pour des rôles plus élevés et gratifiants.

Les données que nous recueillons dans ce processus bénéficieront non seulement à notre plateforme mais aussi au système de santé dans son ensemble. Nous investissons dans la formation de notre personnel pour trier et classer ces données de manière à les rendre utiles dans des contextes spécifiques et accessibles à l’ensemble du système. Dans de nombreux pays occidentaux, une réorganisation des systèmes de soins de santé est nécessaire, et c’est là que l’IA et les grands modèles de langage (LLM) peuvent jouer un rôle clé.

À mon sens, l’avenir des soins de santé réside dans l’IA et les LLM, offrant à chacun la possibilité d’élargir ses perspectives et d’avoir une vision globale. Nous aspirons à partager les données issues de nos consultations avec l’ensemble du système de soins de santé à l’échelle européenne ou mondiale, contribuant ainsi à l’amélioration des connaissances et des recherches pour tous.

Il est probable que cela ne se concrétise pas de mon vivant, mais je prévois que le monde évolue vers un système de soins de santé entièrement connecté. Des informations sur ce qui se passe, non seulement localement, mais aussi en Chine, au Royaume-Uni, et partout ailleurs, seront accessibles de l’Asie à l’Europe en passant par les États-Unis. Nous travaillons actuellement sur le développement d’une application permettant aux individus de télécharger toutes leurs données de santé en un seul endroit. Ces données seront sécurisées et cryptées dans la blockchain, marquant le début d’une initiative visant à centraliser nos informations de santé et à encourager les patients à faire de même. Bien que la collaboration avec d’autres entreprises sur les marchés étrangers soit actuellement difficile en raison de la nouveauté de notre approche, nous avons réussi à établir quelques partenariats en Europe de l’Est. Cependant, il faudra du temps pour que cette idée novatrice soit pleinement mise en œuvre et comprise par d’autres acteurs du secteur.

Mon aspiration pour l’avenir est que davantage de centres de santé se joignent à notre initiative et utilisent une base de données partagée pour simplifier le parcours de chaque patient. Nous nous sommes engagés à instaurer un système qui rend votre expérience avec nous aussi simple, fluide et rapide que possible. J’ai tiré des enseignements précieux d’un des fondateurs de Teladoc[1]  aux États-Unis, aujourd’hui le plus grand fournisseur de services de télésanté au monde. Selon lui, l’objectif est de réduire le délai entre le moment où vous nous contactez et celui où nous répondons à vos besoins, vous délivrant une ordonnance qui est ensuite transmise à votre pharmacie, tout cela en environ 15 minutes.

Figure 1 – Estimations du marché européen de la télésanté d’ici 2029. Source : Data Bridge Market Research : Data Bridge Market Research

Pendant de nombreuses années en Europe de l’Est, quand vous étiez malade il était courant de solliciter ses parents, considérant qu’ils étaient les premières personnes à contacter. Dans la plupart des pays de la région, la pratique médicale était définie par des consultations en personne, plutôt qu’à travers des échanges vidéo. Il s’agissait d’une rencontre face à face où le médecin pouvait effectuer des examens physiques complets. Surmonter le défi majeur pour nous consistait à encourager les gens à opter pour des consultations médicales directes, conformément à leur habitude bien ancrée. Cependant, la pandémie a provoqué des changements significatifs. Sans elle, nous aurions probablement pris un retard de 25 ans. J’ai personnellement animé des conférences dans des hôpitaux, parcouru des routes, donné des interventions et démontré le fonctionnement du système, mais cela reste un obstacle. Les personnes de 30 à 45 ans adoptent bien ces nouvelles pratiques, mais au-delà de 60 ans, la réticence persiste chez certaines personnes.

Nous avons mis en place une section de visites à domicile spécifiquement pour ces personnes, où l’une de nos infirmières se déplace avec tout le matériel nécessaire pour effectuer des contrôles, des échographies, des analyses de sang, et bien plus encore. Malgré cela, certains patients restent sceptiques et posent la question : pourquoi une infirmière plutôt qu’un médecin ? Je crains que nous ne parvenions pas à convaincre entièrement cette génération.

De plus, l’Europe de l’Est[2] fait face à une crise des retraités et du vieillissement[3]. Les systèmes de retraite sont actuellement sous pression, et les personnes âgées se sentent seules, la solitude étant le principal obstacle à la santé mentale et physique de ce groupe d’âge. Nous développons actuellement un programme spécifique pour les personnes âgées, dans le cadre duquel nous nous rendons à leur domicile pour accomplir ces tâches, étant donné que les personnes âgées deviennent de plus en plus fragiles. Les municipalités, cherchant à réduire le nombre de visites aux urgences, ont donc pris contact avec nous. Maintenant que les mairies nous soutiennent, nous espérons surmonter cet obstacle avec les groupes de personnes âgées. C’est pourquoi les municipalités ont fait appel aux spécialistes de la télémédecine pour qu’ils se rendent au domicile des personnes âgées… C’est une situation amusante ! Bien sûr, dans certains cas, rien ne remplace la présence physique d’un être humain en médecine.

En ce qui concerne Telios, nous constatons que les conflits en Ukraine et à Gaza ont un impact dissuasif. Pour nos nouvelles technologies, nous avons principalement dépendu des investisseurs. Cependant, avec l’épuisement et la diminution constante des fonds d’investisseurs, nous avons dû considérablement ralentir nos projets de nouveaux produits et le lancement de nouvelles initiatives que nous savons être judicieuses, car elles ont fonctionné dans d’autres pays. Nous n’innovons pas de manière autonome. En revanche, ce qui nous impacte positivement, ce sont l’IA et le LLM, car ils créent un tout nouveau secteur qui n’existait pas auparavant. Cela donne aux individus la possibilité de montrer une autre facette d’eux-mêmes, d’utiliser leur créativité et leur imagination d’une manière qu’ils n’avaient jamais envisagée auparavant.

Avec toutes les nouvelles technologies, les gens ont la liberté de créer leurs propres méthodes de travail, et je remarque donc un changement total d’attitude, beaucoup plus positif. Souvent, lorsque nous évoquons les percées, l’attention se porte sur le cancer, mais il existe de nombreux autres aspects, tels que la maladie d’Alzheimer, les soins cardiaques, le diabète. Par exemple, une entreprise slovène propose un test génétique permettant de déterminer quelles vitamines et quels minéraux votre corps absorbe le mieux et lesquels il n’absorbe pas. Ensuite, elle utilise l’intelligence artificielle pour vous recommander un régime alimentaire basé sur ce diagnostic[4].

Nous vivons une époque passionnante, où nous atteignons des objectifs que l’humanité n’aurait jamais cru pouvoir atteindre. Cela laisse entrevoir un avenir prometteur pour la jeune génération. J’ai vécu de nombreuses expériences au cours de ma vie, mais celle-ci est de loin la plus enrichissante, car j’apprends continuellement, une opportunité que je n’aurais jamais eue dans mon passé.

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[1]  Teladoc Health annonce ses résultats financiers pour le quatrième trimestre 2023. Source, Globenewswire, 01.02.2024

[2]  « La santé passe de plus en plus par Internet. Mais certains sont-ils laissés pour compte ? » Source : Euronews, 05.09.2023

[3]   » La télémédecine s’enracine et, avec elle, la régulation du secteur « . Source : Le Monde, 14.01.2024 Le Monde, 14.01.2024

[4]  GenePlanet a reçu des fonds suisses pour développer sa plateforme Health Intelligence afin d’intégrer des tests ADN et sanguins à des informations personnelles sur la nutrition, le sport et le bien-être mental, dans le but d’aider les utilisateurs à prévenir les maladies et à améliorer leur mode de vie.