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Le bulletin mensuel du Laboratoire européen d'Anticipation Politique (LEAP) - 15 Mar 2022

Russie-Ukraine : Vers quel nouvel ordre mondial ?

Parmi les rares certitudes à formuler à propos de la guerre russo-ukrainienne, il y a celle-ci : c’est la fin de la guerre froide ! … en ceci notamment qu’elle est désormais devenue « chaude » ce qui change tout.

Comme nous l’avons déjà dit à propos du retrait des troupes américaines d’Afghanistan en septembre dernier[1], 1989 n’était pas “la fin” mais “le début de la fin” de la guerre froide, un processus qui aura duré 33 ans et trouve son dénouement actuellement… soit dans une victoire occidentale, avec un accord de compromis acceptant les lignes rouges de l’acteur russe, soit dans un grand pandémonium qui rebattra intégralement les cartes du jeu mondial.

Dans tous les cas, la guerre russo-ukrainienne est en train de mettre à bas tous les principes et institutions de l’ancien ordre mondial. Nous anticipons en effet que ni l’OTAN, ni l’UE, ni l’ONU, … ne sortiront indemnes de cette crise historique majeure.

Il convient alors de se demander par quels processus et vers quelles issues nous nous acheminons désormais en distinguant notamment entre deux principaux scénarios : le scénario à court terme, dans lequel Russes et Ukrainiens se mettent d’accord sur un compromis dans les jours/semaines à venir et qui envoie vers un monde dans lequel l’Occident reste un pilier ; et celui à long terme, dans lequel la Russie s’embourbe en Ukraine et tout l’Occident s’enfonce dans ces sables mouvants.

La contemplation de l’abîme

Au stade actuel, les deux scénarios sont encore possibles.

Ce à quoi nous invitent la Russie et les Etats-Unis n’est encore qu’à une contemplation de l’abîme : si les Russes font miroiter le risque d’une troisième guerre mondiale, la possibilité d’attaque de centrales nucléaires[2], l’hypothèse de giga-cyber-attaques[3], etc…, les Américains de leur côté mettent en perspective un effondrement des économies mondiales causé par un jeu de sanctions enrayant brutalement tout le modèle global d’échanges et de production[4]. Dans les deux cas, des centaines de millions de morts, d’affamés, de réfugiés, de malades non soignés, etc…[5]

Contemplons donc certains aspects du désastre :

. L’envoi de matériel militaire à l’Ukraine[6] et la distribution d’armes aux civils par le gouvernement[7] contribueront à relancer les trafics d’armes en direction de l’Europe occidentale, autrefois l’apanage des Balkans (notamment la guerre au Kosovo) ayant directement nourri la vague terroriste des années 2010[8] (nous découvrons que ce problème avait d’ailleurs commencé avant l’invasion russe[9]).

. La « milicisation » de la guerre russo-ukrainienne (armer milices privées et civiles côté ukrainien[10], recourir aux mercenaires[11]) dans un contexte sociologique de préparation militaire de la jeunesse par les jeux vidéo[12] et de quête d’action à l’issue des confinements covidiens[13] sans parler des frustrations sexuelles masculines multifactorielles[14], présente tous les « atouts » pour faire basculer l’Europe dans la pathologie africaine des enfants-soldats[15]. On a vu ce phénomène à l’œuvre dans le terrorisme unanimement condamné ; mais que penser de cette tendance si les gouvernements se mettent à la soutenir ?…

. Face à cet « ensauvagement » planifié d’une partie de la jeunesse, des sociétés occidentales ultra-dépendantes de leur modèle socio-économique complexe et globalisé. Si certains pays européens sont capables de s’organiser de manière à nourrir et à approvisionner en énergie leur population en temps de guerre (la France par exemple[16]), ce n’est pas le cas de tout le monde, et les solidarités européennes ne résisteront pas longtemps dans un contexte de pénuries alimentaires et énergétiques où le chacun pour soi sera la règle numéro 1.

Figure 1 – Ratios d’auto-suffisance alimentaire par pays – Monde 2005-2009. Source : Jennifer Clapp

 

. La hantise de la guerre nucléaire est brandie au nez des Européens par la Russie et l’Ukraine pour des raisons opposées (les Russes pour faire peur, les Ukrainiens pour obliger les Occidentaux à intervenir[17]) via la mise en perspective d’un « accident » sur une centrale ou même du recours à la force nucléaire[18] – un recours rendu partiellement « légal » depuis que D. Trump s’est retiré du Traité américano-russe de désarmement nucléaire FNI[19].

. Si Poutine bloque actuellement la signature du Traité avec l’Iran, c’est notamment pour rendre plus crédible sa mise en scène d’une crise énergétique majeure[20] dont il démontre ainsi qu’il détient la clé. Ce faisant, non seulement il rappelle que la Russie n’est pas un pays qu’on peut reléguer au rang de puissance négligeable dans la configuration globale actuelle, mais il participe à cette mise en scène de l’apocalypse destinée à amener le monde entier à demander à Zelensky d’accepter les termes de la négociation.

. La possibilité d’attaques russes sur les câbles de communication sous-marins[21] ou sur des satellites[22] oblige à imaginer des scénarios de type « Ravage » de Barjavel[23] où nos sociétés ultra-dépendantes de ces technologies de communication s’effondrent complètement et dans leur sillage tout le projet de digitalisation dont se gaussent l’Occident et le monde depuis 10 ans et qui a englouti des milliers de milliards de dollars/euros qui s’évaporeraient soudain, provoquant une crise définitive de toute la planète finance, des projets de fintech et de monnaies digitales, etc… [24]

L’avenir tel que nous l’avons imaginé n’est tout simplement pas compatible avec le niveau de tensions géopolitiques auquel nous nous situons désormais. Cette contemplation est un pur acte d’anticipation collective conçu pour obliger les acteurs concernés à un sursaut géopolitique salvateur (premier scenario court) … à moins que, pris de vertige, un des moutons ne se jette dans le précipice et n’y entraîne tout le troupeau (second scenario long).

Le dénouement recherché

Tant que la Russie et l’UE sont en froid (et c’est à nouveau le cas depuis 2014 au moins), l’Ukraine sera déchirée.

Le seul et unique dénouement souhaitable pour l’Ukraine et les Ukrainiens consiste en une fin rapide de la guerre fondée sur une « réconciliation » entre ses deux grands voisins que sont l’UE et la Russie, grâce à l’intermédiation des grands alliés de la région que sont la Turquie et Israël, avec le blanc-seing de la Chine pour éviter de se retrouver avec un simple déplacement de la ligne de front de Europe-Russie à Russie-Chine, le tout avec la bénédiction d’une Amérique qui acte du fait que l’Europe n’a plus besoin de ses services en matière de sécurité et qu’elle peut récupérer ces budgets pour des besoins plus pressants (cyber-sécurité, reconstruction de son pays et de son économie, pivot asiatique, etc…). 

Commentaires

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D. BRUCH
17 Mar 2022

chers amis, Excellente analyse, peu optimiste, mais qui présente l'avantage du pragmatisme (habituel chez les membres du LEAP !). J'apporterais mon grain de sel concernant la position plus qu'ambigüe d'Israel et de la Turquie dans un rôle d'intermédiaires entre les belligérants. -1- Israel, qui est "le meilleur ami" des USA (du temps de Trump), est devenu sous Biden un "simple allié", bien que les enjeux régionaux sont de plus en plus complexes et dangereux, surtout depuis que le camp obamiste joue au poker menteur avec les ayatollahs iraniens. -2- Israel, qui lutte avec des outils ultrasophistiqués contre la colonisation iranienne en Syrie, en Irak et au Liban, a bien du mal à obtenir les "laisser-passer" des russes pour lancer leurs missiles sur les cibles iraniennes, ces mêmes russes qui reprochent à l'aviation israélienne d'apporter la preuve sur le terrain que les S400 sont devenus aveugles grâce aux progrès des ingénieurs israéliens, ce qui est très mauvais pour le commerce de ces armes ailleurs dans le monde. De fait, de "mauvais résultats" lors des négociations entre la russie et l'ukraine pourrait entrainer un "blocus" du champ de bataille aérien, voire l'arrêt (mortel pour l'état hébreu) des capacités de "défense active" contre l'ennemi depuis longtemps déclaré qu'est l'iran et ses nombreux satellites dans la région (houtis, hezbollah, hamas...) - La Turquie, membre de l'Otan mais toujours candidat à l'entrée dans l'UE, fait figure de pion sacrifiable en mettant le doigt dans la résolution d'un conflit dans lequel elle n'a absolument rien à gagner, sauf à défendre si possible son droit de passage du Bosphore, tant pour les navires russes que pour ceux de l'Otan, qu'elle ne peut (décemment) pas refuser... Nous sommes loin des "pays neutres" qui pourraient assurer leur neutralité dans les négociations. En fait, tout observateur un peu féru d'analyse politique dirait que la neutralité aujourd'hui est un paravent pudique pour ne pas montrer à quel point les dés sont pipés... Daniel BRUCH

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