Dans le cadre de nos réflexions sur la francophonie, le multilinguisme et l’avenir des langues internationales, nous avons souhaité échanger avec Sven Franck, allemand installé en France. Il est aussi co-tête de liste en France aux élections européennes pour Volt, un parti paneuropéen. Ceci nous offre l’occasion d’anticiper les conséquences de la fermeture de trois instituts Goethe en France et l’impact de l’IA sur les échanges interculturels, notamment en Europe.
Le gouvernement allemand a décidé de fermer les Instituts Goethe en France, de Lille, de Bordeaux et de Strasbourg (!). Ce n’est certes pas la totalité des représentations de cette organisation en France mais c’est néanmoins un mauvais signe, à mon avis, pour la coopération franco-allemande. Moi-même j’habite à Lille, l’institut y a été ouvert il y a plus de 60 ans, et justement 2023 c’est aussi le 60e anniversaire du Traité de l’Élysée, ce qui accentue la mauvaise symbolique de la décision allemande (sans parler de la fermeture de l’institut à Strasbourg, capitale du Parlement européen).
Dans le milieu associatif franco-allemand nous étions plutôt sur une réflexion concernant ce que pourrait devenir cette coopération pour les 60 prochaines années. Nous ne nous attendions pas du tout à la fermeture des instituts Goethe. J’ai été invité à la réception de l’ambassadeur d’Allemagne en France il y a quelques jours à Paris. J’ai pu le solliciter sur cette question. Il m’a répondu avec deux arguments, le premier est une considération financière, le second porte sur les programmes et concepts véhiculés par les instituts. De mon point de vue, si les Instituts Goethe ont un problème avec un programme ou leurs activités concrètes, la fermeture n’est pas la seule solution il est toujours possible de restructurer ou de modifier la mission. Donc on peut en déduire que la question du financement est la principale justification de cette décision.
Je suis membre à Lille de l’association de jumelage entre Lille, Cologne et Erfurt. C’est aussi un organe de la coopération Franco-Allemande. Nous organisons des activités avec l’association, et nous bénéficions parfois du soutien de l’Institut Goethe. Cette fermeture, sans envisager d’autres pistes de réinvention, est brutale.
Aujourd’hui 130 millions de personnes parlent allemand comme langue maternelle ou deuxième langue. L’allemand est une langue procédurale de l’Union européenne, donc officielle, et elle est également parlée en Autriche, en Suisse, au Luxembourg, en Belgique, au Liechtenstein[1]. Certes, l’anglais et l’espagnol sont préférés à l’allemand aujourd’hui en France[2], peut-être que la difficulté de l’apprentissage de l’allemand joue un rôle dans ces choix, mais il y a trente ans, la situation était différente. Les fermetures de l’Institut Goethe vont plutôt accélérer une tendance déjà en cours : non seulement la défection des élèves apprenant l’allemand en classe (comme le montre la courbe ci-dessous), et donc l’effacement de l’allemand dans le panorama des langues étrangères (d’autant plus que même en Allemagne la langue a tendance à s’angliciser de plus en plus[3]), mais surtout l’appauvrissement de la présence culturelle allemande, dont les Instituts sont la vitrine de référence et la langue le véhicule indispensable.
Figure 1- Évolution des effectifs d’élèves du second degré selon la première langue vivante (anglais, allemand, espagnol, italien) dans les établissements de l’Éducation nationale. Source: ministère français de l’éducation nationale
La devise européenne c’est « unis dans la diversité », pas seulement de peuples, mais aussi des langues et des cultures[4]. Malgré le Brexit, l’anglais reste une langue procédurale de l’UE et surtout largement prédominante. Les situations sont propres à chaque pays, on peut penser à l’Espagne qui a des langues officielles à chaque autonomie. Évidemment on n’arrivera jamais à imposer une seule langue pour tout le monde, ce n’est pas l’idée. Donc, il faut plutôt avoir un langage de travail officiel, ou même mieux à l’avenir, il faut en avoir plusieurs, avec la traduction comme appui. Du fait de ses ambitions géopolitiques, cela ne me paraît pas choquant que l’UE garde l’anglais parmi ses langues pour rester ouverte au reste du monde et maîtriser un langage global. Cependant, le multilinguisme à l’échelle européenne répond à la fois aux enjeux en interne (qu’ils soient politiques, culturels, sociaux…), mais aussi à l’ouverture sur le reste du monde.
Ensuite il nous faut réfléchir à l’impact de l’intelligence artificielle (IA) dans les prochaines années. On voit déjà les très bons résultats de programmes comme DeepL ou ChatGPT. Je travaille dans le logiciel libre, et je dis toujours que l’open source est la condition pour l’interopérabilité. C’est pareil avec les langues, grammaire et vocabulaire doivent être ouverts et accessibles à tous. Les logiciels qui permettent une traduction en temps réel (vocale/écrite simultanée, automatique, instantanée…) et parfaite vont être de plus en plus performants. Donc, pour moi, dans l’avenir, je rêve que tout le monde puisse garder sa langue maternelle dans ses échanges internationaux, peut-être apprendre une ou deux langues procédurales pour être capable de communiquer sans aide des technologies. Mais je suis convaincu que très vite nous aurons des solutions pouvant traduire en temps réel n’importe quelle langue. Ces outils peuvent permettre de préserver notre diversité et donc notre richesse[5].
Mais il reste important de pouvoir apprendre et parler plusieurs langues, particulièrement en tant que citoyen européen, parce que parler une langue étrangère, c’est adopter une nouvelle perspective, approcher une nouvelle construction d’idées et appréhender les différentes sensibilités dans l’expression de la communication. Cette perspective est uniquement possible si on parle la langue en question pour adopter un regard extérieur à sa langue maternelle. Plus nous parlons de langues, plus nous sommes capables d’embrasser des cultures et des pensées différentes. Donc, même si la technologie va remplacer la traduction elle ne doit pas remplacer la nécessité d’apprendre plusieurs langues. Au sein du parti Volt, nous sommes directement confrontés à ces enjeux : comment faire vivre un mouvement européen avec toutes les langues différentes, mais sans les moyens de traduction des institutions européennes ? Pour l’instant nous faisons au cas par cas, avec nos propres traductions, nous n’avons pas d’outils numériques de traductions en place à l’échelle du mouvement, même si nous avons l’ambition de traduire l’intégralité de nos communications dans toutes les langues de l’UE à court terme.
Je suis plutôt optimiste sur les progrès de l’IA, je ne pense pas qu’elle va nécessairement remplacer tous les travailleurs, mais elle va remplacer les travailleurs qui ne savent pas l’utiliser. Plus nous maîtrisons le fonctionnement, plus nous sommes à l’aise avec les outils qui sont peut-être aujourd’hui encore nouveaux, et plus ils nous serviront dans l’avenir.
Pour revenir à nos cultures différentes, j’ai le sentiment que nous allons vers plus de nationalisme, aussi du côté français. Les acquis des 60 années de coopération entre la France et l’Allemagne, il faut les maintenir. Cela ne se fera pas en fermant les instituts Goethe ou en mettant plus l’accent sur la nation au lieu de la coopération. Cela n’implique pas seulement le langage, mais la société et la culture en général. Cette ouverture est absolument nécessaire pour maintenir les liens qui existent, pour les renforcer et aussi pour les élargir. C’était l’une des propositions que nous avions posée dans notre livre blanc sur le Traité de l’Élysée[6] pour les 60 prochaines années : ne pas rester fixé sur la coopération franco-allemande, mais élargir vers la Pologne, vers la Hongrie, pour éviter la fracture dans l’Union européenne entre ces pays. Prenant exemple sur le rapprochement franco-allemand, un élargissement aux États membres de l’Europe centrale (qui sont arrivés dans une deuxième étape dans la construction européenne) est nécessaire, ne serait-ce pour le long terme de mieux les intégrer dans le tissu européen.
J’espérais plus de créativité de la part de ces institutions. Fermer l’existant, sans même essayer d’inscrire de nouvelles initiatives, de nouveaux projets, ne peut que contribuer au décrochage des peuples européens des uns des autres, renforcer les nationalismes, appauvrir la circulation de ce qui fait la richesse, l’énergie et l’attractivité de l’Europe pour ses citoyens mais aussi du monde : ses langues et ses cultures.
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[1] Source : Deutschland.de, 04/09/2023
[2] En France en 2019 dans le secondaire la langue étrangère la plus choisie en première langue étudiée est l’anglais (96%) contre 2,8% pour l’Allemand et pour la seconde langue étudiée l’espagnol arrive premier avec 72,2% contre 16,3% pour l’Allemand. Source : ministère français de l’éducation nationale
[3] A tel point que l’allemand disparait au sein de certaines entreprises : « In vielen Firmen braucht man ohnehin kein Deutsch mehr » Source : Merkur, 10/02/2023. Voir aussi : Denglisch statt Deutsch – aber why? Source : DerStandard, 09/10/2023
[4] L’article 3 du Traité sur l’Union Européenne stipule dans son dernier paragraphe : « Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen”. Source : Eur-Lex
[5] “La langue de l’Europe, c’est la traduction” a dit Umberto Eco. Source: ICEO, 21/05/2019. En 2010 Franck Biancheri (notre fondateur du GEAB) présentait dans le cadre du projet d’Agenda citoyen de la science et de l’innovation, « Reto2030 » initié par la présidence espagnole de l’UE, une proposition : «Vaincre les barrières des langues en Europe grâce à la technologie ». Source: AAFB
[6] “Réinventer le traité de l’Elysée” – Livre blanc Janvier 2023, Volt Europa
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